Récit

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Un récit (ou intrigue) est une forme littéraire consistant en la mise dans un ordre arbitraire et spécifique des faits d’une histoire. Pour une même histoire, différents récits sont donc possibles. Un célèbre exemple est le mythe, dont la pièce d'Œdipe roi constitue l’un des multiples récits possibles.

Le récit s'oppose à l'histoire, qui est parfois définie comme la succession chronologique de faits se rapportant à un sujet donné[1]. Walter Benjamin propose d'opposer le récit au roman en disant que le premier est une œuvre créée et lue de façon coopérative, alors que le second l'est de façon individuelle. Le récit se délivre sans explications, son interprétation est laissé à la liberté de chaque auditeur, qui peut le reprendre comme il le souhaite. Le récit a un « pouvoir germinatif » et il est à ce titre capable de transmettre une expérience. Mais pour Walter Benjamin la crainte est le développement de l'information, chargée d'explications, qui se ferme sur elle-même[2].

La mise en récit de thèses saugrenues ou de théories complotistes contribue à les rendre plus crédibles. Une affirmation est en effet évaluée beaucoup plus positivement lorsqu'elle est scénarisée, et encore plus lorsqu'elle se base sur un « effet de dévoilement », c'est-à-dire lorsque le récit met en cohérence des éléments intrigants qui paraissaient disparates jusque-là[3]. Cette manipulabilité des croyances fondée sur le récit est appelée « effet Othello » par le linguiste M. Piatelli Palmarini (it)[4].

En « théorie du récit » (théorie de la littérature) intervient la notion de « narrateur non fiable ».

Deux définitions complémentaires[modifier | modifier le code]

Les différents narratologues donnent habituellement deux définitions complémentaires du récit, l’une formelle et l’autre pragmatique, ces deux aspects recouvrant partiellement ce que D. Herman[5] désigne avec les termes « narrativehood » (narrativité intrinsèque du récit) et « narrativity » (jugement de narrativité par un interprète).

Définition formelle[modifier | modifier le code]

La première définition repose sur la description du récit comme un type de représentation organisant deux niveaux de séquentialité. Ainsi, pour Emma Kafalenos[6], le récit est la « représentation séquentielle d’événements séquentiels, fictionnels ou autres, dans n’importe quel medium ». Cette définition insiste à la fois sur la grande variété des supports du récit et sur l’importance de tenir compte d’un double niveau de séquentialité propre à toute narration, niveaux désignés, suivant les terminologies, par les termes « histoire-récit »[7], ou « raconté-racontant »[8], ou « fabula-sujet »[9]. En outre, si l’on associe souvent le récit à ses manifestations littéraires ou romanesques, il est important de ne pas réduire sa portée aux seules productions écrites et fictionnelles.

« C’est d’abord une variété prodigieuse de genres, eux-mêmes distribués entre des substances différentes, comme si toute matière était bonne à l’homme pour lui confier ses récits : le récit peut être supporté par le langage articulé, oral ou écrit, par l’image, fixe ou mobile, par le geste et par le mélange ordonné de toutes ces substances ; il est présent dans le mythe, la légende, la fable, le conte, la nouvelle, l’épopée, l’histoire, la tragédie, le drame, la comédie, la pantomime, le tableau peint (que l’on pense à la Sainte-Ursule de Carpaccio), le vitrail, le cinéma, les comics, le fait divers, la conversation. »

— Roland Barthes, 1966[10]

Définition pragmatique[modifier | modifier le code]

La deuxième définition, adoptant un point de vue pragmatique, les définitions du récit mettent l'accent sur l’acceptabilité de la représentation dans un contexte interactif. Ainsi, quand nous lisons une notice de montage ou une recette de cuisine, nous sommes bien confrontés à la représentation séquentielle d'une séquence d'actions, et pourtant nous ne considérons pas ces textes comme des récits à proprement parler[11]. Sur ce dernier point, la « racontabilité » (tellability) du récit dépendrait, en dehors de facteurs purement contextuels et culturels, de facteurs déterminant une forme spécifique de l’histoire racontée ou de sa représentation. Les approches cognitivistes[12] insistent sur l’importance de la rupture (breach) d’une régularité (canonicity) qui aurait pour fonction de nouer la séquence actionnelle (complication) et de fonder sa racontabilité (tellability).

Ainsi que le résume Teun A. van Dijk[13] :

« Il existe une exigence sémantique/pragmatique selon laquelle les actions ou événements d’une COMPLICATION doivent être “importants” ou “intéressants”. Ainsi, le fait que j’ouvre la porte de ma maison ne constituera pas en général une COMPLICATION possible d’un récit. »

À l'inverse, « lorsqu’un événement inattendu survient ou qu’un obstacle surgit, le déroulement des faits ne suit pas un décours habituel. Cette situation devient un objet potentiel de narration[14]. » On peut aussi montrer que l’intérêt de l’histoire dépend de la multiplicité de ses développements virtuels, qui représentent autant d'histoires possibles enchâssées (embedded stories) dans une histoire effective[15].

Toujours dans une veine fonctionnelle, mais en tenant compte cette fois des différentes combinaisons possibles entre la séquentialité des événements racontés et celle du racontant, Sternberg[Qui ?] a associé trois intérêts narratifs élémentaires à la définition de la narrativité :

« Je définis la narrativité comme le jeu du suspense, de la curiosité et de la surprise entre le temps représenté et le temps de la communication (quelle que soit la combinaison envisagée entre ces deux plans, quel que soit le medium, que ce soit sous une forme manifeste ou latente). En suivant les mêmes lignes fonctionnelles, je définis le récit comme un discours dans lequel un tel jeu domine : la narrativité passe alors d’un rôle éventuellement marginal ou secondaire […] au statut de principe régulateur, qui devient prioritaire dans les actes de raconter/lire. »

— M. Sternberg[16] 1992, p. 529

Il est possible d’associer ces différents facteurs cognitifs et poétiques déterminant l'intérêt narratif à une forme générale de réticence narrative engendrant une tension qui oriente l’actualisation du récit vers un dénouement incertain[17]. Il faut cependant préciser que cette conception dynamique de l’intrigue ne semble applicable qu’à certains récits jouant ouvertement à intriguer leurs destinataires, et il convient d’ajouter que la racontabilité d’autres narrations (par exemple historiques ou journalistiques) peuvent dépendre de facteurs hétérogènes, par exemple la capacité à échafauder sans détours une configuration explicative pour un événement déjà connu[18].

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. Cf. Yves Lavandier, La Dramaturgie.
  2. Annick Madec, « La sociologie narrative : un artisanat civil », Sociologie et sociétés, vol. 48, no 2,‎ , p. 23–43 (ISSN 0038-030X et 1492-1375, DOI https://doi.org/10.7202/1037712ar, lire en ligne, consulté le )
  3. Tversky A. et Kahneman D. (1984), « Evidential impact of base rates », in Judgment under Uncertainty : Heuristics and Biaises (sous la dir. de A. Tversky, D. Kahneman et P. Slovic), Cambridge, Cambridge University Press, 1981
  4. M. Piatelli Palmarini, La réforme du jugement ou comment ne plus se tromper, Odile Jacob, , p. 169.
  5. Cf. D. Herman, Story Logic, University of Nebraska Press, 2002.
  6. Cf. E. Kafalenos, 2006, p. VIII.
  7. Cf. Gérard Genette, Figures III, 1972.
  8. Cf. Claude Bremond, 1973.
  9. Cf. B. Tomachevski, 1965.
  10. Cf. Roland Barthes, « Introduction à l'analyse structurale des récits », Communications, 1966.
  11. Cf. F. Revaz, 1997 ; D. Rudrum, 2005.
  12. Cf. J. Bruner, 1991.
  13. Cf. Teun A. van Dijk, « Macrostructures sémantiques et cadres de connaissances dans la compréhension du discours », in Il était une fois, 1984, p. 66.
  14. Cf. M. Fayol, « Comprendre et produire des textes écrits : l’exemple du récit », in L’Acquisition du langage, 2000, p. 195-196.
  15. Cf. M.-L. Ryan, 1991.
  16. Cf. M. Sternberg, « Telling in time (II): Chronology, Teleology, Narrativity », Poetics Today, 1992.
  17. Cf. Raphaël Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, 2007.
  18. Cf. Raphaël Baroni, L'Œuvre du temps. Poétique de la discordance narrative, 2009.

Voir aussi[modifier | modifier le code]

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Articles connexes[modifier | modifier le code]

Bibliographie[modifier | modifier le code]

Années 1960

  • Roland Barthes, « Introduction à l'analyse structurale des récits », Communications, n° 8, Paris, Seuil, 1966
  • Wayne Booth, The Rhetoric of Fiction (The University of Chicago Press, 1961, 1983) (ISBN 9780226065588)

Années 1970

  • Claude Bremond, Logique du récit, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1973 (ISBN 2-02-002043-2)
  • Seymour Chatman, Story and Discourse : Narrative Structure in Fiction and Film, Ithaca, New York, Cornell University, 1978.

Années 1980

  • J.-M. Adam, Le Récit, Paris, P.U.F., 1984.
  • James Phelan, Reading People, Reading Plots : Character, Progression, and the Interpretation of Narrative, Chicago, Londres, The University of Chicago Press, 1989.

Années 1990

  • J. Bruner, The Narrative Construction of Reality, Critical Inquiry, n° 18, 1991, p. 1-21
  • M. Fayol, « Comprendre et produire des textes écrits : l’exemple du récit », in L’Acquisition du langage, M. Kail et M. Fayol (éd.), Paris, PUF, 2000, p. 183-214
  • Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972
  • D. Herman, Story Logic, University of Nebraska Press, Lincoln and London, 2002
  • Vincent Jouve, Poétique du roman, Paris, Sedes, 1999
  • W. Labov, La Transformation du vécu à travers la syntaxe narrative, in Le Parler ordinaire, Paris, Editions de Minuit, 1978, p. 457-503
  • F. Revaz, Les Textes d’action, Paris, Klincksieck, 1997
  • M.-L. Ryan, Avatars of Story, Minneapolis & London, University of Minnesota Press, 2006
  • M.-L. Ryan, Possible Worlds, Artificial Intelligence, and Narrative Theory, Bloomington, Indiana University Press, 1991
  • M. Sternberg, « Telling in time (II): Chronology, Teleology, Narrativity », Poetics Today, n° 13, (3), 1992, p. 463-541
  • B. Tomachevski, « Thématique », in Théorie de la littérature, T. Todorov (trad.), Paris, Seuil, 1965, p. 263-307
  • Teun A. van Dijk, « Macrostructures sémantiques et cadres de connaissances dans la compréhension du discours », in Il était une fois, textes traduits et présentés par G. Denhière, Presses universitaires de Lille, 1984, 49-84
  • Yves Lavandier, La Dramaturgie (Ed. Le Clown & l'Enfant, 1994).
  • Monika Fludernik, Towards a « Natural » Narratology, New York, Routledge, 1996.

Années 2000

  • E. Ochs & L. Capps, Living Narrative. Creating Lives in Everyday Storytelling, Cambridge & London, Harvard University Press, 2001
  • Raphaël Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2007
  • Raphaël Baroni, L'Œuvre du temps. Poétique de la discordance narrative, Paris, Seuil, 2009
  • G. Prince, Narrativehood, Narrativeness, Narrativity, Narratability, in Theorizing Narrativity, J. Pier and J. A. García Landa (éd.), Berlin, De Gruyter, 2007
  • D. Rudrum, « From narrative representation to narrative use: Towards the limits of definition », Narrative, vol. 13, n° 2, 2005, p. 195-204
  • E. Kafalenos, Narrative Causalities, Columbus, Ohio State University Press, 2006
  • Raphaël Baroni, Tellability, in Handbook of Narratology, J. Pier, W. Schmid, W. Schönert and J. Hühn (dir.), New York & Berlin, Walter de Gruyter, 2009
  • Marco Caracciolo, The Experientiality of Narrative : An Enactivist Approach, Berlin, Boston, De Gruyter, 2014.