Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Alexandre de Paphlagonie

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Henri Plon (p. 18-19).

Alexandre de Paphlagonie, imposteur et charlatan du genre d’Apollonius de Tyane, né au deuxième siècle, en Paphlagonie, dans le bourg d’Abonotique. Ses pauvres parents n’ayant pu lui donner aucune éducation, il profita, pour se pousser dans le monde, de quelques dons qu’il tenait de la nature. Il avait le teint net, l’œil vif, la voix claire, la taille belle, peu de barbe et peu de cheveux, mais un air gracieux et doux. Il s’attacha, presque enfant, à une sorte de magicien qui débitait des philtres pour produire l’affection ou la haine, découvrir les trésors, obtenir les successions, perdre ses ennemis, et autres résultats de ce genre. Cet homme, ayant reconnu dans Alexandre un esprit adroit, l’initia à ses secrets. Après la mort du vieux jongleur, Alexandre se lia avec un certain Cocconas, homme malin, et ils parcoururent ensemble divers pays, étudiant l’art de faire des dupes. Ils rencontrèrent une vieille dame riche, que leurs prétendus secrets charmèrent, et qui les fit voyager à ses dépens depuis la Bithynie jusqu’en Macédoine. — Arrivés en ce pays, ils remarquèrent qu’on y élevait de grands serpents, si familiers qu’ils jouaient avec les enfants sans leur faire de mal ; ils en achetèrent un des plus beaux pour les scènes qu’ils se proposaient de jouer. Ils se rendirent à Abonotique, où les esprits étaient grossiers, et là ils cachèrent des lames de cuivre dans un vieux temple d’Apollon qu’on démolissait, Ils avaient écrit dessus qu’Esculape et son père viendraient bientôt s’établir dans la ville.

Ces lames ayant été trouvées, les habitants se hâtèrent de décerner un temple à ces dieux, et ils en creusèrent les fondements. — Cocconas mourut alors de la morsure d’une vipère. Alexandre se hâta de prendre son rôle, et, se déclarant prophète, il se montra avec une longue chevelure, une robe de pourpre rayée de blanc ; il tenait dans sa main une faux, comme on en donne une à Persée, dont il prétendait descendre du côté de sa mère ; il publiait un oracle qui le disait fils de Podalyre, lequel, à la manière des dieux du paganisme, avait épousé sa mère en secret. Il faisait débiter en même temps une prédiction d’une sibylle qui portait que des bords du Pont-Euxin il viendrait un libérateur d’Ausonie.

Dès qu’il se crut convenablement annoncé, il parut dans Abonotique, où il fut accueilli comme un dieu. Pour soutenir sa dignité, il mâchait la racine d’une certaine herbe qui le faisait écumer, ce que le peuple attribuait à l’enthousiasme divin. Il avait préparé une tête habilement fabriquée, dont les traits représentaient la face d’un homme, avec une bouche qui s’ouvrait et se fermait par un fil caché. Avec cette tête et le serpent apprivoisé qu’il avait acheté en Macédoine, et qu’il cachait soigneusement, il prépara un grand prodige. Il se transporta de nuit à l’endroit où l’on creusait les fondements du temple, et déposa dans une fontaine voisine un œuf d’oie où il avait enfermé un petit serpent qui venait de naître. Le lendemain matin, il se rendit sur la place publique, l’air agité, tenant sa faux à la main, et ceint d’une écharpe dorée. Il monta sur un autel élevé, et s’écria que ce lieu était honoré de la présence d’un dieu. À ces mots, le peuple accouru commença à faire des prières, tandis que l’imposteur prononçait dés mots en langue phénicienne, ce qui servait à redoubler l’étonnement général. — Il courut ensuite vers le lieu où il avait caché son œuf, et, entrant dans l’eau, il commença à chanter les louanges d’Apollon et d’Esculape, et à inviter ce dernier à se montrer aux mortels ; puis, enfonçant une coupe dans la fontaine, il en retira l’œuf mystérieux. Le prenant dans sa main, il s’écria : « Peuples, Voici votre Dieu ! » Toute la foule attentive poussa des cris de joie, en voyant Alexandre casser l’œuf et en tirer un petit serpent qui s’entortilla dans ses doigts.

Chacun se répandit en accents de joie ; les uns demandant au dieu la santé, les autres les honneurs ou des richesses. — Enhardi par ce succès, Alexandre fit annoncer le lendemain que le dieu qu’ils avaient vu si petit lit veille avait repris, sa grandeur naturelle.

Il se plaça sur un lit, revêtu de ses habits de prophète, et, tenant dans son sein le serpent qu’il avait apporté de Macédoine, il le laissa voir entortillé autour de son cou et traînant une longue queue ; il en cachait la tête sous son aisselle, et faisait paraître à la place la figure humaine qu’il avait préparée. Le lieu de la scène était faiblement éclairé ; on entrait par une porte et on sortait par une autre ; sans qu’il fût possible, à cause de l’affluence, de s’arrêter longtemps. Ce spectacle dura quelques jours ; il se renouvelait toutes les fois qu’il arrivait quelques étrangers. On fit des images du dieu en cuivre et en argent.

Alexandre, voyant les esprits préparés, annonça que le dieu rendrait des oracles, et qu’on eût à lui écrire des billets cachetés. Alors, s’enfermant dans le sanctuaire du temple qu’on venait de bâtir, il faisait appeler ceux qui avaient donné des billets, et les leur rendait sans qu’ils parussent avoir été ouverts, mais accompagnés de la réponse du dieu. Ces billets avaient été lus avec tant d’adresse qu’il était impossible de s’apercevoir qu’on eût rompu le cachet, Des espions et des émissaires informaient le prophète de tout ce qu’ils pouvaient apprendre, et ils l’aidaient à rendre ses réponses, qui d’ailleurs étaient toujours obscures ou ambiguës, suivant la prudente coutume des oracles. On apportait des présents pour le dieu et pour le prophète.

Voulant nourrir l’admiration par une nouvelle supercherie, Alexandre annonce un jour qu’Esculape répondrait en personne aux questions qu’on lui ferait : cela s’appelait des réponses de la propre bouche du dieu. On opérait cette fraude par le moyen de quelques artères de grues, qui aboutissaient d’un côté à la tête du

dragon postiche, et de l’autre a la bouche d’un homme caché dans une chambre voisine ; — à moins pourtant qu’il n’y eût dans son fait quelque magnétisme. — Les réponses se rendaient en prose ou en vers, mais toujours dans un style si vague, qu’elles prédisaient également le revers où le succès. Ainsi l’empereur Marc-Aurèle, faisant la guerre aux Germains, lui demanda un oracle. On dit même qu’en 174 il fit venir Alexandre à Rome, le regardant comme le dispensateur de l’immortalité. L’oracle sollicité disait qu’il fallait, après les cérémonies prescrites, jeter deux lions vivants dans le Danube, et qu’ainsi l’on aurait l’assurance d’une paix prochaine, précédée d’une victoire éclatante. On exécuta la prescription. Mais les deux lions traversèrent le fleuve à la nage, les barbares les tuèrent, et mirent ensuite l’armée de l’empereur en déroute ; à quoi le prophète répliqua qu’il avait annoncé la victoire, mais qu’il n’avait pas désigné le vainqueur.

Une autre fois, un illustre personnage fit demander au dieu quel précepteur il devait donner à son fils ; il lui fut répondu : — Pythagore et Homère. L’enfant mourut quelque temps après. — L’oracle annonçait la chose, dit le père, en donnant au pauvre enfant deux précepteurs morts depuis longtemps. S’il eût vécu, on l’eût instruit avec les ouvrages de Pythagore et d’Homère, et l’oracle aurait encore eu raison.

Quelquefois le prophète dédaignait d’ouvrir les billets, lorsqu’il se croyait instruit de la demande passes agents ; il s’exposait à de singulières erreurs. Un jour il donna un remède pour le mal de côté, en réponse à une lettre qui lui demandait quelle était la patrie d’Homère. On ne démasqua point cet imposteur, que l’accueil de Marc-Aurèle avait entouré de vénération. Il avait prédit qu’il mourrait à cent cinquante ans, d’un coup de foudre, comme Esculape : il mourut dans sa soixante-dixième année, d’un ulcère à la jambe, ce qui n’empêcha pas qu’après sa mort il eût, comme un demi-dieu, des statues et des sacrifices.