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Responsabilité des personnes morales

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La responsabilité juridique des sociétés, ou responsabilité des personnes morales, désigne la possibilité pour une personne morale d’être tenue pour responsable des actes ou des omissions commis par les personnes physiques qu’elle emploie et, dans certains systèmes juridiques, par ses associés ou partenaires commerciaux.

En droit, une personne morale est une entité dotée de la personnalité juridique, ce qui lui permet de détenir directement des droits et des obligations, indépendamment des personnes physiques ou morales qui la composent ou qui l’ont créée (par exemple les entreprises ou les associations). La personne morale et la personne physique constituent les deux principales catégories de sujets de droit.

Les principaux éléments des régimes de responsabilité des personnes morales incluent la compétence juridictionnelle, la responsabilité du successeur (notamment en cas de fusion, d’acquisition ou de changement de dénomination), la responsabilité pouvant découler des actes de partenaires commerciaux, de filiales ou d’agents, ainsi que les types de sanctions et les éventuelles circonstances atténuantes.

Les entreprises et autres entités commerciales représentant une part importante du tissu économique, la responsabilité des personnes morales constitue un élément essentiel de la lutte contre la criminalité économique. Une étude comparative menée en 2016 sur les régimes de responsabilité de 41 pays[1]met en évidence d’importantes divergences d’approche et montre que ce domaine du droit est en constante évolution.

Nature de la responsabilité

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Les États peuvent fonder leur régime de responsabilité des entreprises sur le droit pénal, sur le droit non pénal (c’est-à-dire le droit administratif ou civil), ou sur une combinaison des deux. Certains adoptent également des lois spécifiques instaurant la responsabilité des personnes morales dans des domaines particuliers du droit, tels que la santé et la sécurité au travail, la protection de l’environnement ou la sécurité des produits. Dans ce cadre, la formulation d’une infraction légale peut attribuer directement la responsabilité à la société, ou la partager avec un agent humain[1]:28

En général, les approches nationales en la matière reflètent des traditions juridiques anciennes et diverses. Ainsi, l’Australie et le Canada ancrent leurs régimes de responsabilité des entreprises dans le droit pénal, tandis que l’Allemagne et l’Italie privilégient une approche de droit administratif. Certaines juridictions combinent les systèmes pénal et civil, élargissant ainsi les possibilités de mise en cause de la responsabilité juridique des personnes morales. Le système américain de responsabilité des entreprises constitue un exemple d’approche intégrant ces deux éléments[1]:23-32,[2].

Normes de responsabilité juridique

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Les normes de responsabilité juridique des personnes morales visent à déterminer dans quels cas une entité peut être tenue responsable d’un acte illicite. La question est délicate : puisqu’une entreprise ne peut agir que par l’intermédiaire des personnes physiques qu’elle emploie ou avec lesquelles elle contracte, dans quelles conditions sa culpabilité peut-elle être retenue ? Et, d’un point de vue conceptuel, que signifie la culpabilité pour une entité collective ? Les notions de connaissance ou d’intention requises pour la mens rea (intention coupable) sont-elles transposables aux entités commerciales[1]:46-65 ?

En règle générale, une entreprise est tenue pour responsable lorsque les actes, omissions, connaissances ou intentions de ses employés ou partenaires commerciaux peuvent lui être attribués. Toutefois, les pays adoptent des approches très diverses pour établir cette attribution : certaines relèvent de la responsabilité objective (strict liability), tandis que d’autres examinent la culture d’entreprise et les mécanismes de gouvernance afin d’évaluer si ceux-ci ont ignoré, toléré ou même encouragé des comportements criminelles[1]:46-57.

Responsabilité objective ou sans faute

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La responsabilité objective est une norme selon laquelle une personne, physique ou morale, peut être tenue juridiquement responsable des conséquences d’une activité, même en l’absence de faute ou d’intention criminelle[3]. Elle permet d’éviter la difficulté de prouver une intention coupable en imposant une responsabilité absolue, objective ou du fait d’autrui, qui ne requiert pas de démontrer que l’accusé savait — ou pouvait raisonnablement savoir — que son acte était répréhensible, et qui n’admet pas la défense fondée sur une erreur honnête et raisonnable[4].

Appliquée aux entreprises, cette approche facilite l’attribution de la responsabilité aux entités morales[1].

« Controlling mind » ou « l'esprit dirigeant »

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Selon cette norme, seuls les actes d’un dirigeant incarnant l’« esprit dirigeant » de l’entreprise peuvent lui être imputés[1]. Cette approche trouve son origine dans le droit anglais. Dans une décision de principe, Tesco Supermarkets Ltd v. Nattrass [1972] AC 153, la Chambre des lords a estimé qu’un directeur de magasin ne faisait pas partie de l’« esprit dirigeant » de l’entreprise, et que sa conduite ne pouvait donc lui être attribuée[5].

Cette conception a été critiquée pour avoir limité la responsabilité des entreprises aux seuls actes des administrateurs et cadres dirigeants, ce qui tend à avantager les grandes sociétés (qui ont tendance à avoir des structures de gestion et de prise de décision diffuses), susceptibles ainsi d’échapper à la responsabilité pénale pour les actes commis par leurs employés opérationnels[6].

Une étude de l’OCDE portant sur les régimes de responsabilité de 41 pays montre que le critère de l’« esprit dirigeant » n’est généralement pas exigé pour engager la responsabilité d’une entreprise, même s’il demeure presque toujours suffisant pour l’établir[1].

Culture d'entreprise et systèmes de contrôle de conformité

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De nombreux juristes considèrent que si une entreprise ne prend pas les mesures nécessaires ou ne fait pas preuve de diligence raisonnable pour éviter la commission d’une infraction, cela découle de sa culture d’entreprise — entendue comme l’ensemble des attitudes, valeurs et pratiques reflétées dans ses structures, politiques et procédures internes[7].

Cette approche rejette l’idée selon laquelle les personnes morales devraient être traitées comme des individus et plaide pour l’élaboration de concepts juridiques adaptés à leur nature propre. Elle reconnaît que, dans les entreprises modernes, souvent décentralisées, la criminalité résulte moins de la faute d’un individu que de l’inefficacité des systèmes de gestion et de contrôle.

Dans de nombreux pays, la culture d’entreprise et les dispositifs de conformité constituent des éléments pertinents pour apprécier la culpabilité d’une société. Ces facteurs peuvent être considérés comme :

  • un élément constitutif de l’infraction (le ministère public devant démontrer la défaillance des systèmes internes), ou
  • un moyen de défense (l’entreprise devant prouver la qualité de ses dispositifs de conformité).

Certains systèmes juridiques ne permettent pas à ces dispositifs d’exonérer totalement l’entreprise, mais les prennent en compte comme circonstances atténuantes lors de la détermination des sanctions[1].

Critère de «  à qui profite le crime »

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Dans certains pays, la responsabilité d’une personne morale ne peut être engagée que si la personne physique ayant commis l’infraction l’a fait dans l’intention de procurer un avantage à l’entreprise. Les modalités de ce critère varient selon les juridictions, certaines exigeant que la personne morale ait effectivement tiré profit de l'acte illicite[1]:53.

Ce principe a été appliqué par la Cour fédérale d’Australie, la Chambre des lords (aujourd’hui la Cour suprême du Royaume-Uni) et la Cour suprême du Canada. En résumé, il établit que lorsqu’une entreprise bénéficie d’un acte délictueux, cet acte peut lui être attribué.

L’application du critère diffère selon que l’acte émane d’un « organe » de la société (ce qui renvoie à la théorie organique) ou d’un agent (relevant alors de la théorie de l’agence)[8].

Défis de conception de ces systèmes juridiques

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Responsabilité du successeur

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La question de la responsabilité du successeur se pose lorsqu’une entreprise modifie son organisation ou son identité, notamment à la suite d’une fusion ou d’une acquisition[9]. Les règles correspondantes déterminent dans quelle mesure la responsabilité d’une société est affectée par de tels changements.

Par exemple, une entreprise reste-t-elle responsable d’actes de corruption commis avant son acquisition par une autre société[4] ?

En l’absence de règles précises, une société pourrait théoriquement échapper à toute responsabilité en se réorganisant ou en changeant simplement de structure juridique. L’étude comparative de 2016 sur 41 pays a montré que la responsabilité du successeur demeure, dans plusieurs juridictions, un domaine insuffisamment traité — certaines admettent même qu’un changement d’identité purement formel puisse permettre à une entreprise de « repartir de zéro » du point de vue de la responsabilité pénale[1].

En novembre 2020, la Cour de cassation française a rendu une décision historique établissant qu’une société absorbante peut être pénalement responsable des infractions commises avant la fusion par la société absorbée[10].

Les sanctions applicables aux personnes morales peuvent prendre plusieurs formes.

  • Les amendes sont la sanction la plus courante, souvent encadrée par des plafonds, et plus rarement par des planchers.
  • La confiscation vise à priver l’entreprise des produits tirés de ses infractions.
  • Les sanctions complémentaires peuvent priver la société de certains droits ou privilèges, ou lui imposer des obligations particulières, comme l’inéligibilité aux aides publiques ou l’exclusion des marchés publics[4].

Les juridictions peuvent également imposer un contrôle externe des dispositifs de conformité de l’entreprise, exercé par un tribunal ou par un contrôleur désigné[1]:129-14.

Ces sanctions ont un objectif dissuasif : elles visent à prévenir la récidive et à décourager d’autres entreprises d’adopter des comportements similaires. Cependant, dans de nombreux pays, certains observateurs doutent que les sanctions actuellement prévues soient suffisantes pour produire un véritable effet dissuasif[11].

Complice ou co-conspirateur

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Certains délits, dits inchoatifs, tels que la tentative ou le complot, précèdent la commission de l’actus reus (« acte coupable ») de l’infraction complète. Une option pour les poursuites consiste à traiter une entreprise comme complice ou co-conspiratrice avec ses employés ou partenaires commerciaux.

L’étude de l’OCDE portant sur 41 pays indique que la majorité d’entre eux permettent d’appliquer le concept de complicité aux personnes morales[1]:82-103.

Notes et références

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  1. a b c d e f g h i j k et l OECD Working Group on Bribery, « Liability of Legal Persons for Foreign Bribery: A Stocktaking Report », sur web-archive.oecd.org, (consulté le )
  2. (en) Katalin Ligeti et Fabio Giuffrida, « The (criminal) liability of legal persons and heads of business : strengths and weaknesses of the european union’s approach », Revue pénale luxembourgeoise, vol. 5, no 2,‎ , p. 2–22 (ISSN 2716-7275, DOI 10.3917/rpl.005.0002, lire en ligne, consulté le )
  3. (en) « strict liability », sur LII / Legal Information Institute (consulté le )
  4. a b et c (en) COE/EU Eastern Partnership Programmatic Cooperation Framework, Legislative Toolkit on Liability of Legal Oersons, , 40 p.
  5. « Due Diligence and State of Mind: Tesco Revisited », sur www.consumercrime.co.uk (consulté le )
  6. (en-GB) dev.login, « The Identification Principle in the 21st Century - Chris Gillespie looks at the Law Commission's remit in its review of corporate criminal liability. », sur 2 Hare Court | London Barristers Chambers, (consulté le )
  7. (en) Professor Jennifer Hill et Prof Roy Shapira, « Accountability For Flawed Corporate Culture », www.ecgi.global,‎ (lire en ligne, consulté le )
  8. Capuano A, 'Catching the Leprechaun: Company Liability and the Case for a Benefit Test in Organic Attribution', (2010) Vol 24 No 2 Australian Journal of Corporate Law
  9. Thompson Reuters Practical Law Glossary. Successor Liability. https://uk.practicallaw.thomsonreuters.com/6-382-3855?transitionType=Default&contextData=(sc.Default)&firstPage=true#kh_relatedContentOffset
  10. (en-US) « France Makes U-Turn on Corporate Successor Criminal Liability », sur Debevoise (consulté le )
  11. K.Gordon and B.Hickman, « Is foreign bribery an attractive investment in some countries? », OECD Business and Financial Outlook, Chapter 7,‎ , p. 209–219.

Sources institutionnelles

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  • Code pénal (France), articles 121-2 et 131-37 à 131-49.
  • Cour de cassation, Arrêt Erika, 25 septembre 2012.
  • Cour de cassation, Affaire AZF, 13 janvier 2017.
  • EUR-Lex (textes juridiques de l’Union européenne).