Procès de Bobigny

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Le procès de Bobigny est un procès pour avortement qui s'est tenu en octobre et novembre 1972 à Bobigny (Seine-Saint-Denis). Cinq femmes y furent jugées : une jeune femme mineure qui avait avorté après un viol, et quatre femmes majeures, dont sa mère, pour complicité ou pratique de l'avortement. Ce procès, dont la défense fut assurée par l'avocate Gisèle Halimi, eut un énorme retentissement et contribua à l'évolution vers la dépénalisation de l'interruption volontaire de grossesse en France.

Passerelle de Bobigny nommée en mémoire de ce procès.

L'avortement d'une mineure

Violée par un garçon de son lycée à l'automne 1971[1], Marie-Claire, 16 ans, est enceinte. Elle refuse de garder l'enfant et demande à sa mère Michèle de l'aider. Michèle Chevalier est une modeste employée de la RATP. Elle élève seule ses trois filles de 16, 15 et 14 ans, après avoir été abandonnée par leur père qui ne les avait pas reconnues. Elle gagne alors 1 500 francs par mois.

Le gynécologue qui confirme le diagnostic de la grossesse ne refuse pas d'avorter la jeune fille, mais il demande 4 500 francs, soit trois mois de salaire de la mère qui décide alors de faire appel à une faiseuse d'anges[2]. Celle-ci demande alors de l'aide à sa collègue Lucette Dubouchet, qui à son tour sollicite Renée Sausset. Elles s'adressent à une autre collègue, Micheline Bambuck, malade, veuve avec trois enfants et s'étant déjà elle-même avorté dans le passé. Les quatre femmes travaillent toutes sur la ligne 9 du métro, où Michèle est employée tous les jours à Chaussée d'Antin ou à Miromesnil[2].

Micheline Bambuck pratique l'intervention pour 1 200 francs, en posant une sonde. Mais à sa troisième tentative, une hémorragie survient en pleine nuit. Michèle et Marie-Claire C. vont à l'hôpital, où la mère doit déposer 1 200 francs, ce qu'elle fait avec des chèques sans provision (finalement réglés par le professeur Jacques Monod), avant même que sa fille soit admise et soignée.

Quelques semaines plus tard, Daniel P., le violeur de la jeune fille, soupçonné d'avoir participé à un vol de voitures, est arrêté. Et il dénonce Marie-Claire dans l'espoir que les policiers le laissent tranquille. Plusieurs policiers se rendent alors au domicile de Michèle C. et la menacent de prison pour elle et sa fille si elle n'avoue pas, ce qu'elle fait alors immédiatement.

Michèle et Marie-Claire C., et les trois collègues de Michèle sont alors inculpées – terme alors utilisé pour ce qui est devenu aujourd’hui en France une mise en examen.

La mère trouve à la bibliothèque de la RATP le livre Djamila Boupacha écrit par l'avocate Gisèle Halimi, sur la militante algérienne Djamila Boupacha violée et torturée par des soldats français. Les femmes poursuivies contactent l'avocate, qui accepte de les défendre.

Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir, qui préside l'association féministe « Choisir », décident avec l'accord des inculpées de mener un procès politique de l'avortement : loin de demander pardon pour l'acte commis, la défense attaquera l'injustice de la loi de 1920, d'autant qu'alors que les Françaises qui le peuvent partent en Suisse ou en Grande-Bretagne pour avorter, les plus pauvres doivent le faire en France dans la clandestinité et des conditions sanitaires souvent déplorables.

La première fois qu'elle se trouve devant le juge d'instruction, Michèle C. proteste : « Mais, monsieur le juge, je ne suis pas coupable ! C'est votre loi qui est coupable ! » Le juge lui ordonne de se taire sous peine d'une deuxième inculpation pour outrage à magistrat.

Le 11 octobre 1972, le quotidien communiste L'Humanité met comme surtitre « Marie-Claire » sur chacun de ses articles en lien avec l'affaire[1]. Ensuite, les autres journaux relatent fréquemment l'ensemble des informations relatives au procès comme étant « l'affaire Marie-Claire »[1]. L'utilisation de son prénom la protègent tout en permettant une certaine « familiarité, presque une signe de reconnaissance »[1]. La presse, y compris le journal La Croix, fait d'elle une héroïne bien malgré elle. Le Figaro du 23 novembre 1972, fait sa "Une" sur « l’avortement en question » et fait témoigner un médecin, le professeur Paul Milliez et un prêtre, Michel Riquet[1]. Pour eux, l'avortement devient nécessaire parfois, lorsqu’il s’agit de sauver la vie de la mère. Le lendemain du procès, France-Soir a publié à la une la photo du professeur Milliez avec en titre « J'aurais accepté d'avorter Marie-Claire »[1].

Le procès

La relaxe de la jeune fille

L'affaire est scindée du fait que Marie-Claire Chevalier est mineure : avant le procès des quatre majeures, la jeune fille est envoyée seule devant le tribunal pour enfants de Bobigny, à huis clos, le 11 octobre 1972. Gisèle Halimi évoque la foule dehors qui, pendant qu'elle plaidait, scandait des slogans comme « L'Angleterre pour les riches, la prison pour les pauvres ! » Une manifestation du MLF et de Choisir avait été organisée quelques jours plus tôt, et brutalement réprimée sur consigne du ministre de l'Intérieur, Raymond Marcellin[réf. nécessaire]. « La presse, qui avait été témoin des brutalités, a fait un large écho à la manifestation et ainsi, on a commencé à parler de Marie-Claire[2] ». Des militantes féministes ont aussi distribué des tracts les jours suivants.

Pendant l'audience, le procureur émet des doutes sur la réalité du viol de la jeune fille, s'étonnant qu'elle ne soit pas allée le signaler à la police. On essaie aussi de faire dire à Marie-Claire que sa mère l'a obligée à avorter, ce qu'elle dément : « J'étais une écolière et à mon âge, je ne me sentais pas du tout la possibilité ou l'envie d'avoir un enfant[2]… »

Après le huis clos du procès, le jugement est rendu en audience publique – l'actrice Delphine Seyrig et plusieurs manifestantes peuvent ainsi y assister. Marie-Claire est relaxée, parce qu'elle est considérée comme ayant souffert de « contraintes d'ordre moral, social, familial, auxquelles elle n'avait pu résister ».

« C'était à la fois courageux, tout à fait nouveau sur le plan de la jurisprudence et suffisamment ambigu pour que tous les commentaires puissent aller leur train », commente l'avocate. Doit-on comprendre que l'absence de contraception ou l'impossibilité financière d'élever un enfant ont conduit la jeune fille à cet avortement ?

Une stratégie : le procès politique

Avec l'accord des prévenues, leur avocate Gisèle Halimi a donc choisi de faire du procès une tribune. « J'ai toujours professé que l'avocat politique devait être totalement engagé aux côtés des militants qu'il défend. Partisan sans restriction avec, comme armes, la connaissance du droit « ennemi », le pouvoir de déjouer les pièges de l'accusation, etc. […] Les règles d'or des procès de principe : s'adresser, par-dessus la tête des magistrats, à l'opinion publique tout entière, au pays. Pour cela, organiser une démonstration de synthèse, dépasser les faits eux-mêmes, faire le procès d'une loi, d'un système, d'une politique. Transformer les débats en tribune publique. Ce que nos adversaires nous reprochent, et on le comprend, car il n'y a rien de tel pour étouffer une cause qu'un bon huis clos expéditif[2]. »

L'audience se tient le 8 novembre 1972, de 13 heures à 22 heures.

De nombreuses personnalités viennent défendre les inculpées : le scientifique et académicien Jean Rostand, les Prix Nobel et biologistes Jacques Monod et François Jacob, des comédiennes comme Delphine Seyrig et Françoise Fabian, des hommes politiques comme Michel Rocard, des personnalités engagées des lettres comme Aimé Césaire, Simone de Beauvoir… Le professeur Paul Milliez, médecin et catholique fervent, affirme à la barre que dans une telle situation, « il n'y avait pas d'autre issue honnête ». « Je ne vois pas pourquoi nous, catholiques, imposerions notre morale à l'ensemble des Français », déclare-t-il. Ses propos en faveur des accusées lui valent en novembre 1972 un blâme du conseil national de l'ordre des médecins. Et quelques mois plus tard, ils lui vaudront de ne pas être admis à l'Académie de médecine.

Au cours du procès de Bobigny, Simone de Beauvoir tient des propos féministes: "On exalte la maternité, parce que la maternité c’est la façon de garder la femme au foyer et de lui faire faire le ménage"[3].

Le verdict : la loi de 1920 n'est plus applicable

Michèle Chevalier est condamnée à 500 francs d'amende avec sursis. Elle fait appel de ce jugement, mais « le ministère public a volontairement laissé passer le délai de 3 ans sans fixer l'affaire à l'audience de la cour d'appel, ce qui entraîne la prescription. Elle n'a donc jamais été condamnée[2] ».

Lucette Dubouchet et Renée Sausset, qui ont pourtant revendiqué le droit d'avoir aidé Chevalier, sont relaxées, le tribunal jugeant qu'elles ne sont pas complices parce qu'elles n'auraient pas eu « des rapports directs avec Marie-Claire ». Micheline Bambuck est condamnée à un an de prison avec sursis pour avoir pratiqué l'avortement, peine assortie d'une amende[4].

Impact du procès

Une interdiction de publication qui ne fut pas respectée

Le réquisitoire du procureur de Bobigny commence par un rappel aux journalistes présents de l'article 39 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, interdisant la publication des débats d'avortement. La lecture du texte de loi par le procureur n'a aucun effet sur les journalistes. Françoise Giroud dans L'Express met même au défi qu'on la poursuive à la fin de son article. Aucun journaliste n'est inquiété.

Le mouvement Choisir publie juste après le procès, en poche chez Gallimard, Avortement. Une loi en procès. L'affaire de Bobigny, préfacé par Simone de Beauvoir. Ce livre est une transcription intégrale de l'audience, des exclamations aux questions parfois saugrenues comme lorsque le président du tribunal demande à l'avorteuse si elle a mis le spéculum dans la bouche. En quelques semaines et sans publicité, plus de 30 000 exemplaires sont vendus.

Des centaines d'articles et des réactions multiples

Le procès de Bobigny suscite commentaires et débats dans tout le pays. Le lendemain du procès, France-Soir publie à la une la photo du professeur Milliez avec en titre « J'aurais accepté d'avorter Marie-Claire… » Des centaines d'articles, de flashes ou d'émissions sur les radios et télévisions sont consacrés à l'affaire. Le greffe de Bobigny reçoit dans les jours qui précèdent le procès, des lettres, pétitions et télégrammes demandant la relaxe des inculpées. L'ancien garde des sceaux Jean Foyer s'insurge dans Ouest France : « Si on admet que l'avortement est une chose normale et licite, il n'y a plus de raison de s'arrêter ... et il n'y a pas de raison pour qu'on n'en arrive pas aux extrémités, qu'avec juste raison on a considérées comme étant les plus odieuses sous le régime hitlérien[5] ».

Le 9 janvier 1973, le président de la République, Georges Pompidou, questionné sur l'avortement lors d'une conférence de presse, admet que la législation en vigueur est dépassée, tout en déclarant que l'avortement le « révulse ». Il demande qu'une fois les élections passées, le débat sur la contraception et l'avortement s'ouvre avec les ensembles des représentants de la société (parlementaires, autorités religieuses, corps médical)[6].

Évolution judiciaire

La sensibilisation sur ce sujet fait son chemin chez les magistrats eux-mêmes : de 518 condamnations pour avortement en 1971, on passe à 288 en 1972, puis à quelques dizaines en 1973[7].

Le retentissement considérable du procès a contribué à l'évolution qui aboutit en 1975 à la loi Veil sur l'interruption volontaire de grossesse.

Notes et références

  1. a b c d e et f "Le Procès de Bobigny", par CORNILLE Alice, MADERN Estelle, PLAYE Ophélie et SHALI Sonia, enquête de 2016-2017 [1]
  2. a b c d e et f Gisèle Halimi, La Cause des femmes, Paris, Grasset, coll. « Enjeux », , 206 p..
  3. "La contraception en microsillon" par Cécile Raynal, dans la Revue d'Histoire de la Pharmacie de 2009 [2]
  4. Jean-Yves Le Naour, Catherine Valenti, Histoire de l'avortement (XIXe-XXe siècle), Le Seuil, , p. 277.
  5. Janine Mossuz-Lavau, Les lois de l'amour: les politiques de la sexualité en France, 1950-2002, Payot & Rivages, , p. 119.
  6. « Pompidou sur la place de la femme, sur l'avortement et la contraception » [vidéo], sur ina.fr, .
  7. Isabelle Engeli, Les politiques de la reproduction: les politiques d'avortement et de procréation médicalement assistée en France et en Suisse, L'Harmattan, , p. 122.

Bibliographie

Articles de presse

Filmographie

Théâtre

  • En 2018, Plaidoiries, au théâtre Antoine avec Richard Berry : interprétation de la plaidoirie finale de Gisèle Halimi (d'après les grandes plaidoiries des ténors du barreau de Mathieu Aron).

Documentaires télévisés

  • « Avortement : le procès de Bobigny » le 24 mars 2014 dans 50 ans de faits divers sur 13e rue et sur Planète+ Justice.

Voir aussi

Articles connexes

Liens externes