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Jean Giraudoux - Cela s'appelle l'aurore

Première Euménide : Voilà où t'a menée ton orgueil, Électre ! Tu n'es plus rien ! Tu n'as plus rien !
Électre : J'ai ma conscience, j'ai Oreste, j'ai la justice, j'ai tout.
Deuxième Euménide : Ta conscience ! Tu vas l'écouter, ta conscience, dans les petits matins qui se préparent. Sept ans tu n'as pu dormir à cause d'un crime que d'autres avaient commis. Désormais, c'est toi la coupable.
Électre : J'ai Oreste. J'ai la justice. J'ai tout.
Troisième Euménide : Oreste ? Plus jamais tu ne reverras Oreste. Nous te quittons pour le cerner. Nous prenons ton âge et ta forme pour le poursuivre. Adieu. Nous ne le lâcherons plus, jusqu'à ce qu'il délire et se tue, maudissant sa sour.
Électre : J'ai la justice. J'ai tout.
La Femme Narsès : Que disent-elles ? Elles sont méchantes ! Où en sommes-nous, ma pauvre Électre, où en sommes-nous !
Électre : Où nous en sommes ?
La Femme Narsès : Oui, explique ! Je ne saisis jamais bien vite. Je sens évidemment qu'il se passe quelque chose, mais je me rends mal compte. Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et qu'on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s'entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?
Électre : Demande au mendiant. Il le sait.
Le mendiant : Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s'appelle l'aurore.

Jean Giraudoux (29/10/1882-31/01/1944) – Électre (dernières répliques, acte II, sc. 10) (éd. Gallimard, 1937)

s:octobre 2012 Invitation 1

Ernest Renan - Une philosophie tranquille

Si un tel sort m’était réservé (=la sénilité), je proteste d’avance contre les faiblesses qu’un cerveau ramolli pourrait me faire dire ou signer. C’est Renan sain d’esprit et de cœur, comme je le suis aujourd’hui, ce n’est pas Renan à moitié détruit par la mort et n’étant plus lui-même, comme je le serai si je me décompose lentement, que je veux qu’on croie et qu’on écoute. Je renie les blasphèmes que les défaillances de la dernière heure pourraient me faire prononcer contre l’éternel. L’existence qui m’a été donnée sans que je l’eusse demandée a été pour moi un bienfait. Si elle m’était offerte, je l’accepterais de nouveau avec reconnaissance. Le siècle où j’ai vécu n’aura probablement pas été le plus grand, mais il sera tenu sans doute pour le plus amusant des siècles. À moins que mes dernières années ne me réservent des peines bien cruelles, je n’aurai, en disant adieu à la vie, qu’à remercier la cause de tout bien de la charmante promenade qu’il m’a été donné d’accomplir à travers la réalité.

Ernest Renan (28/02/1823-02/10/1892) - Souvenirs d’enfance et de jeunesse (dernier §) (1883)

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s:octobre 2012 Invitation 2

Théophile Gautier – Le diable en personne

— Ah ! ah ! mon petit monsieur, vous voulez jouer le rôle du diable ! Vous avez été bien médiocre dans le premier acte, et vous donneriez vraiment une trop mauvaise opinion de moi aux braves habitants de Vienne. Vous me permettrez de vous remplacer ce soir, et, comme vous me gêneriez, je vais vous envoyer au second dessous. Henrich venait de reconnaître l’ange des ténèbres et il se sentit perdu ; portant machinalement la main à la petite croix de Katy, qui ne le quittait jamais, il essaya d’appeler au secours et de murmurer sa formule d’exorcisme ; mais la terreur lui serrait trop violemment la gorge : il ne put pousser qu’un faible râle. Le diable appuya ses mains griffues sur les épaules d’Henrich et le fit plonger de force dans le plancher ; puis il entra en scène, sa réplique étant venue, comme un comédien consommé. Ce jeu incisif, mordant, venimeux et vraiment diabolique, surprit d’abord les auditeurs.

Théophile Gautier (30/08/1811-23/10/1872) – Deux acteurs pour un rôle (1852)

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s:octobre 2012 Invitation 3

André Chénier - La Jeune Tarentine

Pleurez, doux alcyons ! ô vous, oiseaux sacrés,
Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons, pleurez !
Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine !
Un vaisseau la portait aux bords de Camarine :
Là, l’hymen, les chansons, les flûtes, lentement
Devaient la reconduire au seuil de son amant.
Une clef vigilante a, pour cette journée,
Dans le cèdre enfermé sa robe d’hyménée,
Et l’or dont au festin ses bras seraient parés,
Et pour ses blonds cheveux les parfums préparés.
Mais, seule sur la proue, invoquant les étoiles,
Le vent impétueux qui soufflait dans les voiles
L’enveloppe ; étonnée et loin des matelots,
Elle crie, elle tombe, elle est au sein des flots.
Elle est au sein des flots, la jeune Tarentine !
Son beau corps a roulé sous la vague marine.

André Chénier (30/10/1762-27/07/1794) – Les Bucoliques (1785-1787)

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s:octobre 2012 Invitation 4

Jean Giraudoux - Cela s'appelle l'aurore

Première Euménide : Voilà où t'a menée ton orgueil, Électre ! Tu n'es plus rien ! Tu n'as plus rien !
Électre : J'ai ma conscience, j'ai Oreste, j'ai la justice, j'ai tout.
Deuxième Euménide : Ta conscience ! Tu vas l'écouter, ta conscience, dans les petits matins qui se préparent. Sept ans tu n'as pu dormir à cause d'un crime que d'autres avaient commis. Désormais, c'est toi la coupable.
Électre : J'ai Oreste. J'ai la justice. J'ai tout.
Troisième Euménide : Oreste ? Plus jamais tu ne reverras Oreste. Nous te quittons pour le cerner. Nous prenons ton âge et ta forme pour le poursuivre. Adieu. Nous ne le lâcherons plus, jusqu'à ce qu'il délire et se tue, maudissant sa sour.
Électre : J'ai la justice. J'ai tout.
La Femme Narsès : Que disent-elles ? Elles sont méchantes ! Où en sommes-nous, ma pauvre Électre, où en sommes-nous !
Électre : Où nous en sommes ?
La Femme Narsès : Oui, explique ! Je ne saisis jamais bien vite. Je sens évidemment qu'il se passe quelque chose, mais je me rends mal compte. Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et qu'on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s'entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?
Électre : Demande au mendiant. Il le sait.
Le mendiant : Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s'appelle l'aurore.

Jean Giraudoux (29/10/1882-31/01/1944) – Électre (dernières répliques, acte II, sc. 10) (éd. Gallimard, 1937)

s:octobre 2012 Invitation 5

Patrick Deville – Alexandre Yersin

C'est aussi le dernier vol pour Yersin. Il ne reviendra jamais à Paris, jamais ne retrouvera sa chambre au sixième étage du Lutetia. Il s'en doute bien un peu, observe tout en bas les colonnes de l'exode dans la Beauce. Les vélos et les charrettes où sont empilés des meubles et des matelas. Les camions au pas au milieu des marcheurs. Tout cela rincé par les orages du printemps. Les colonnes d'insectes affolés qui fuient les sabots du troupeau. Ses voisins du Lutetia ont tous quitté l'hôtel. Le grand échalas d'Irlandais binoclard, Joyce en costume trois-pièces, est déjà dans l'Allier. Matisse gagne Bordeaux puis Saint-Jean-de-Luz. L'avion met le cap sur Marseille. Entre les deux pinces qui se resserrent du fascisme et du franquisme. Alors que se dresse au nord, avant de frapper, la queue du scorpion. La peste brune. 

Il les connaît, Yersin, les deux langues et les deux cultures, l'allemande et la française, et leurs vieilles querelles. Il la connaît aussi, la peste. Elle porte son nom. Depuis quarante-six ans déjà, en ce dernier jour de mai quarante où pour la dernière fois il survole la France dans son ciel orageux. 

Patrick DevillePeste & Choléra (éd. Le Seuil, Fiction et Cie, 23/08/2012) - page 10