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Léon Tolstoï — Rencontre


Wronsky suivit le conducteur ; en entrant dans le wagon, il s’arrêta pour laisser passer une dame qui sortait, et, avec le tact d’un homme du monde, il la classa d’un coup d’œil parmi les femmes de la meilleure société. Après un mot d’excuse, il allait continuer sa route, mais involontairement il se retourna pour la regarder encore, non à cause de sa beauté, de sa grâce ou de son élégance, mais parce que l’expression de son aimable visage lui avait paru douce et caressante.

Elle tourna la tête au moment où il la regardait. Ses yeux gris, que des cils épais faisaient paraître foncés, lui jetèrent un regard amical et bienveillant, comme si elle le reconnaissait, puis aussitôt elle sembla chercher quelqu’un dans la foule. Quelque rapide que fût ce regard, il suffit à Wronsky pour remarquer dans cette physionomie une vivacité contenue, qui perçait dans le demi-sourire de deux lèvres fraîches, et dans l’expression animée de ses yeux. Il y avait dans toute cette personne comme un trop-plein de jeunesse et de gaieté qu’elle aurait voulu dissimuler ; mais, sans qu’elle en eût conscience, l’éclair voilé de ses yeux paraissait dans son sourire.

Léon Tolstoï (1828 – 11/1910) — Anna Karénine (1877), première partie, ch. XVIII.

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s:novembre 2010 Invitation 1

Edward Abbey – Le premier sabotage

Lorsque tout ce qu’ils pouvaient atteindre fut coupé, il enleva le bouchon du bloc moteur. Il jeta une poignée de sable fin dans le carter. Il dévissa le bouchon d’huile, prit un ciseau et un marteau et fit un trou dans le filtre. Il ajouta un complément de sable. Smith enleva le bouchon du réservoir de fuel et y versa quatre bouteilles d’épais sirop d’érable. Injecté dans les cylindres, ce sucre formerait un solide revêtement de carbone sur les parois et les bagues des pistons. Le moteur resterait figé comme un bloc de métal quand on le démarrerait, si on y parvenait un jour.

[…] Ils reculèrent un peu et contemplèrent la paisible carcasse de l’engin. Ils étaient tous impressionnés par ce qu’ils avaient perpétré. Le meurtre d’une machine. Un déicide.

Edward Abbey (1927–1989) – Le Gang de la clé à molette (Éditions Gallmeister, 2006)

s:novembre 2010 Invitation 2

Richard Wright – Sud profond

Les Nègres de mon entourage n’avaient jamais eu l’idée de s’organiser, de quelque façon que ce fût, pour demander des gages plus élevés à leurs employeurs blancs. Cette seule idée les eût terrifiés et ils savaient que les Blancs auraient réagi avec promptitude et brutalité. Aussi faisaient-ils semblant de se conformer aux lois des Blancs avec des sourires et des courbettes, tout en laissant leurs doigts s’égarer sur ce qui se trouvait à leur portée. Et les Blancs paraissaient apprécier cette façon de faire.

Mais moi qui ne volais pas, moi qui voulais les regarder droit dans les yeux, qui voulais agir et parler en homme, je leur inspirais de la crainte. Les Blancs du Sud préféraient faire travailler les Nègres qui les volaient que les Nègres qui avaient ne fût-ce qu’une très vague idée de leur propre valeur humaine. C’est pourquoi les Blancs donnaient une prime à la malhonnêteté des Noirs ; ils encourageaient l’irresponsabilité et ils nous récompensaient, nous autres Noirs, dans la mesure où nous leur donnions un sentiment de sécurité et de supériorité.

Richard Wright (04/09/1908–1960) – Black Boy (Éditions Gallimard, 1947).

s:novembre 2010 Invitation 3

Lautréamont — Hymne au pou


Ô pou, à la prunelle recroquevillée, tant que les fleuves répandront la pente de leurs eaux dans les abîmes de la mer ; tant que les astres graviteront sur le sentier de leur orbite ; tant que le vide muet n’aura pas d’horizon ; tant que l’humanité déchirera ses propres flancs par des guerres funestes ; tant que la justice divine précipitera ses foudres vengeresses sur ce globe égoïste ; tant que l’homme méconnaîtra son créateur, et se narguera de lui, non sans raison, en y mêlant du mépris, ton règne sera assuré sur l’univers, et ta dynastie étendra ses anneaux de siècle en siècle. Je te salue, soleil levant, libérateur céleste, toi, l’ennemi invisible de l’homme. Continue de dire à la saleté de s’unir avec lui dans des embrassements impurs, et de lui jurer, par des serments, non écrits dans la poudre, qu’elle restera son amante fidèle jusqu’à l’éternité.

Lautréamont (1846 – 24/11/1870) — Les Chants de Maldoror (1874) (chant II)

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s:novembre 2010 Invitation 4

Maurice Genevoix — Ma mère


C’est ma mère qui m’a rallié, consolé : peu à peu, par mes rêves éveillés et mes songes de la nuit. C’est elle qui peu à peu, patiemment, tendrement, m’a délivré du désespoir et de la sécheresse du cœur ; qui m’a guidé vers une paix sans oubli, consentement à un monde où la mort ne peut rien contre ceux qui se sont aimés. Je le sais, je l’accepte : elle s’est d’elle-même, au long des jours, insensiblement éloignée. Mais je sais bien aussi qu’aujourd’hui comme autrefois, j’entends son pas à mon premier appel. Pas un événement de ma vie dont j’ai été ému ou bouleversé, les grandes joies, les déchirements, ceux qui m’ont exalté ou déçu, les projets, l’œuvre en cours, les amours neuves, les naissances, les nouveaux deuils, pas un auquel elle n’ait été présente, secourable ou heureuse avec moi. Elle sera là, plus proche que jamais, lorsqu’à mon tour je fermerai les yeux. Elle entendra mon dernier merci. (La mère de l’auteur est morte quand il avait douze ans).

Maurice Genevoix (29/11/1890 – 08/09/1980) — Trente mille jours (éditions du Seuil, 1980) (p. 131)

s:novembre 2010 Invitation 5

Léon Tolstoï — Rencontre


Wronsky suivit le conducteur ; en entrant dans le wagon, il s’arrêta pour laisser passer une dame qui sortait, et, avec le tact d’un homme du monde, il la classa d’un coup d’œil parmi les femmes de la meilleure société. Après un mot d’excuse, il allait continuer sa route, mais involontairement il se retourna pour la regarder encore, non à cause de sa beauté, de sa grâce ou de son élégance, mais parce que l’expression de son aimable visage lui avait paru douce et caressante.

Elle tourna la tête au moment où il la regardait. Ses yeux gris, que des cils épais faisaient paraître foncés, lui jetèrent un regard amical et bienveillant, comme si elle le reconnaissait, puis aussitôt elle sembla chercher quelqu’un dans la foule. Quelque rapide que fût ce regard, il suffit à Wronsky pour remarquer dans cette physionomie une vivacité contenue, qui perçait dans le demi-sourire de deux lèvres fraîches, et dans l’expression animée de ses yeux. Il y avait dans toute cette personne comme un trop-plein de jeunesse et de gaieté qu’elle aurait voulu dissimuler ; mais, sans qu’elle en eût conscience, l’éclair voilé de ses yeux paraissait dans son sourire.

Léon Tolstoï (1828 – 11/1910) — Anna Karénine (1877), première partie, ch. XVIII.

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