Lingua franca

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Un lexique de Lingua Franca, imprimé en 1830 à Marseille.

La lingua franca, ou langue franque, ou encore sabir est historiquement un pidgin utilisé comme langue véhiculaire du Moyen Âge au XIXe siècle dans l’ensemble du bassin méditerranéen, principalement par les marins et les marchands, mais aussi par les bagnards, prisonniers, esclaves et populations déplacées de toutes origines. Dans son célèbre Dictionnaire universel (1690), Antoine Furetière en donne la définition suivante : « Un jargon qu'on parle sur la mer Méditerranée, composé de français, d'italien, d'espagnol et d'autres langues, qui s'entend par tous les matelots et marchands de quelque nation qu'ils soient »[1].

Par extension, le terme de lingua franca a fini par désigner n'importe quelle langue véhiculaire[2], pas forcément un pidgin, utilisée par des populations de langues maternelles différentes pour communiquer (exemple : l'anglais aujourd'hui dans le monde des affaires ou la communauté scientifique).

Variantes et évolution

Elle connaît de multiples variations avec le temps et la géographie, les influences linguistiques s’exerçant différemment : prédominance de l’italien à l’est, de l’espagnol en Algérie (où ce langage est aussi appelé « petit mauresque »). Certaines formes se sont maintenues jusqu’au milieu du XXe siècle en Tunisie et en Algérie, même si les locuteurs n’avaient pas conscience de l’origine et de la signification des mots employés (comptines, cris de commerçants de la rue). On l’appelle aussi sabir (qui se dit uniformément en portugais, espagnol, occitan et catalan saber, « savoir ») ou encore franco (le franco désignant plutôt le langage interethnique utilisé en Méditerranée occidentale à l'époque de la piraterie barbaresque[3]).

Les mots utilisés étaient principalement empruntés aux langues romanes, le portugais, l’espagnol, l'italien, le français, l’occitan, le catalan, mais ils pouvaient aussi appartenir de façon plus marginale à d’autres langues du bassin méditerranéen comme l’arabe, le maltais, le turc… Chaque régence Ottomane disposant de son parler, il est difficile d'en sortir aujourd'hui un lexique exhaustif même si le dictionnaire édité en 1830 à Marseille nous donne une vision assez claire, socio-linguistiquement de l'état de la lingua franca dans la régence d'Alger avant la colonisation française.

La lingua franca étant essentiellement utilitaire, elle a laissé très peu de traces écrites directes. Le vocabulaire est très limité, la grammaire quasi inexistante : les verbes sont utilisés à l’infinitif et sans aucune forme de mode ou de temps. Au XVIIe siècle, cependant, apparaissent des distinctions rudimentaires de temps (passé, présent, futur).

Un grand nombre de mots courants en français, comme dans d’autres langues européennes, et même des dialectes locaux, sont arrivés d’Orient par l’intermédiaire de la lingua franca.

Langue écrite

Les documents écrits se limitent à des observations de voyageurs et à quelques citations ou inclusions dans des œuvres littéraires. En 1830, un lexique lingua franca-français[4], augmenté d'un guide de conversation et d'un petit vocabulaire arabe algérois - français, est édité à Marseille à l’intention des nouveaux colons arrivant en Algérie. On considère l’arrivée des Français en Algérie comme la fin de la lingua franca, qui avait connu son « âge d’or » au XVIIe siècle. La littérature de cette époque a utilisé la lingua franca principalement comme ressort comique : entre autres, Carlo Goldoni en Italie, Molière, en France, avec la scène du Mamamouchi dans Le Bourgeois gentilhomme et Jacques Caillol avec celui du charlatan dans la pièce de théâtre en provençal Le marché de Marseille vo lei doues coumaires l'ont également utilisée[5]. Emmanuel d'Aranda, espagnol victime du corso, un temps esclave à Alger, en donne quelques exemples[6].

Exemple de lingua franca

Comme stipulé auparavant, on trouve un exemple de lingua franca dans la comédie de Molière Le Bourgeois gentilhomme[7]. Au début de la cérémonie Turque, le Mufti chante les mots suivants :

Se ti sabir
Ti respondir
Se non sabir
Tazir, tazir

Mi star Mufti:
Ti qui star ti?
Non intendir:
Tazir, tazir.

À titre de comparaison, voici le même texte traduit dans plusieurs langues, d'abord littéralement, ensuite avec une grammaire correcte :

Lingua franca Français Italien Espagnol Galicien Portugais Provençal Latin Anglais

Se ti sabir
Ti respondir;
Se non sabir,
Tazir, tazir.

Mi star Mufti:
Ti qui star ti?
Non intendir:
Tazir, tazir.

Si toi savoir
Toi répondre
Si toi pas savoir
Se taire, se taire

Moi être Mufti
Toi qui être toi
Ne pas entendre
Se taire, se taire

Si tu sais
Réponds
Si tu ne sais pas
Tais-toi, tais-toi

Je suis le Mufti
Toi, qui es-tu ?
Tu n'entends pas
Tais-toi, tais-toi

Se tu sapere
Tu rispondere
Se non sapere
Tacere, tacere

Se sai
Rispondi
Se non sai
Taci, taci

Si tú saber
Tú responder
Si no saber
Callar, callar

Si sabes
Responde
Si no sabes
Cállate

Se ti saber
Ti responder
Se non saber
Calar, calar

Se sabes
Responde
Se non sabes
Cala

Se tu saber
Tu responder
Se não saber
Calar, calar

Se sabes
Responde
Se não sabes
Cala-te

Se tu saber
Tu respondre
Se non saber
Tàiser, tàiser

Se sabes
Responde
Se non sabes
Taise-ti, taise-ti

Si tu sapere
Tu respondere
Si non sapere
Tacere, tacere

Si sapis
Responde
Si non sapis
Tace, tace

If you know
You answer
If you do not know
Be silent, be silent

I am Mufti
Who are you ?
You do not hear,
Be silent, be silent

Les variantes en français, italien, espagnol, galicien, portugais, provençal et latin ne sont pas correctes grammaticalement parce qu'elles utilisent l'infinitif plutôt que des verbes conjugués. C'est parce que la lingua franca dérive de l'infinitif de ces langues.

Tout le reste de la cérémonie turque est prononcé en lingua franca.

Notes et références

  1. Thomas Wieder, « Lingua Franca. Histoire d'une langue métisse en Méditerranée, de Jocelyne Dakhlia : l'esperanto disparu», le Monde, le , consulté le .
  2. Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, , 2808 p. (ISBN 9782321007265), « lingua franca » :

    « Par extension, le mot s’emploie en linguistique à propos d’une langue véhiculaire […] »

    .
  3. Teddy Arnavielle et Ambroise Queffélec, Histoires et usages dans l'aire méditerranéenne, page 281, L'Harmattan, 2005 .
  4. Dictionnaire de la langue franque ou Petit mauresque
  5. Le Marché de Marseille, Vo Lei Doues Coumaires, Comédie En Deux Actes Et En Vers, pp. 29-30.
  6. Emmanuel d’Aranda Relation de la captivité et liberté du sieur Emanuel d’Aranda, jadis esclave à Alger, 1656.
  7. https://enseignement-latin.hypotheses.org/4898

Voir aussi

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Articles connexes

Bibliographie