La Laitière et le pot au lait

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La Laitière et le pot au lait
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La Laitière et le pot au lait, illustration par Gustave Doré, XIXe siècle.

Auteur Jean de La Fontaine
Pays Drapeau de la France France
Genre Fable
Éditeur L. Hachette
Lieu de parution Paris
Date de parution 1868
Illustrateur Gustave Doré.
Chronologie

La Laitière et le pot au lait est la neuvième fable du livre VII du second recueil des Fables de La Fontaine, édité pour la première fois en 1678.

Illustration de Gustave Doré.



La Laitière de Jean-Baptiste Huet (musée Cognacq-Jay).
Dessin de Grandville.

Sources[modifier | modifier le code]

La Fontaine s'est inspiré[1] d'une fable de Bonaventure Des Périers intitulée « Comparaison des alquemistes à la bonne femme qui portait une potée de lait au marché » (publié après la mort du conteur en 1558)[n 1].

Bonaventure des Périers s'était lui-même inspiré d'une fable de Nicolas de Pergame, auteur du Dialogus creaturarum moralisatus (1482). Dans celle-ci, une jeune femme, transportant du lait à la ville, s'arrête au bord d'un fossé et se met à imaginer de fructueuses plus-values. De profit en profit, elle en arrive à l'opulence et fait un beau mariage :

« Étant ainsi merveilleusement charmée et ravie par cette rêverie intérieure, et songeant quelle grande joie elle aurait à se voir conduite à l'église par son mari à cheval, elle s'écria : « Allons ! Allons ! » En ce disant, elle frappa la terre de son pied, croyant éperonner le cheval ; mais son pied glissa ; elle tomba dans le fossé, et tout son lait se répandit[2]. »

Nicolas de Pergame avait emprunté son sujet à Jacques de Vitry, qui utilise une histoire similaire dans un exemplum recueilli dans ses Sermones vulgares (1240), mais la raison du faux mouvement est légèrement différente :

« Elle s'arrête au bord d'un fossé et calcule ce qu'elle pourra bien acheter avec le produit de la vente. Elle achèterait un poussin et le nourrirait jusqu'à ce qu'il devienne une poule, dont les œufs lui donneraient nombre de poussins ; ceux-ci vendus, elle achèterait un porc qu'elle engraisserait et qu'elle vendrait pour acheter un poulain et elle le nourrirait jusqu'à ce qu'on puisse monter dessus : « Je le monterai et le conduirai au pâturage en disant Io! Io! ». En disant cela, elle se mit à bouger les pieds et les talons comme si elle avait des éperons et se mit à battre des mains de joie[3]. »

Selon Max Müller[4], cette histoire est en fait une variante d'un récit du Pañchatantra, « Le Brâhmane qui brisa les pots »[n 2]. Jacques de Vitry aurait pris connaissance de cet ouvrage indien alors qu'il était évêque de Saint-Jean-d'Acre, en Palestine, entre 1216 et 1226. De fait, la parenté entre les deux récits est évidente :

« Dans chacun de ces récits, nous sommes en présence d'un personnage pauvre qui, à partir d'un bien extrêmement modeste en sa possession, imagine une série de transactions marchandes très fructueuses grâce auxquelles il arrive à l'opulence. Et c'est au moment précis où il jouit de cette situation qu'un mouvement moteur parasite, engendré par son excitation ou sa colère, lui fait perdre le peu qu'il possédait[5]. »

Le texte indien du Pañchatantra, rédigé vers le IIIe siècle av. J.-C., a été traduit en persan en 570. Il a ensuite fait l'objet d'une traduction-adaptation en arabe vers 750, sous le titre Kalîla et Dimna, ouvrage qui sera ensuite traduit en grec et en hébreu. Ce livre est traduit en espagnol en 1251 sous le titre Calila y Dimna.

Un certain nombre des récits du Calila y Dimna seront repris dans El Conde Lucanor, un recueil d'exempla et de contes moralisants rédigé par Don Juan Manuel vers 1335. On y trouve cette fable dans le septième exemplum : il s'agit d'une femme qui va au marché, avec un pot de miel sur la tête, et qui, imaginant les fructueuses opérations qu'elle fera avec l'argent de la vente, s'enthousiasme au point qu'elle éclate de rire et se frappe le front, brisant ainsi le pot[6].

Une autre traduction du texte arabe est faite en latin en 1278, par Jean de Capoue sous le titre Directorium Humanae Vitae. En 1644, Gilbert Gaulmin traduit en français une version persane du Pañchatantra, qu'il publie sous le titre Le Livre des lumières ou la Conduite des Rois, composée par le sage Pilpay Indien, traduite en français par David Sahid, d’Ispahan, ville capitale de Perse[7]. Le jésuite Pierre Poussines en fait aussi une traduction en 1666 sous le titre Specimen sapientiæ Indorum veterum (« Modèle de la sagesse des anciens Indiens »), mais en s'appuyant sur la version grecque de Syméon Seth[8]. La Fontaine reconnaît sa dette à l'égard de la source indienne dans la préface de sa seconde collection de Fables et fait plusieurs fois mention de Pilpay (XII, 2 ; XII, 15), mais cette fable ne fait pas partie de ces recueils.

Cette histoire est évoquée par Rabelais dans son Gargantua (1535), mais le héros en est un cordonnier : « J'ay grand peur que toute cette entreprinse sera semblable à la farce du pot au laict, duquel un cordonnier se faisoit riche par resverie ; puis, le pot cassé, n'eut de quoy disner. »[9].

Interprétations[modifier | modifier le code]

Cette fable livre une leçon de simplicité et de modestie. On y trouve aussi une réflexion sur l'écriture qui pour La Fontaine doit être sobre et simple. Plusieurs indices créent un effet de miroir entre Perrette et La Fontaine qui permet au fabuliste de réfléchir avec une certaine autodérision au style de la fable[10].

Illustrations[modifier | modifier le code]

Benjamin Rabier, 1909.

Les Fables de La Fontaine furent abondamment représentées en peinture, en gravure, en tapisserie et en fresque :

Mise en musique[modifier | modifier le code]

Notes[modifier | modifier le code]

  1. « Nouvelles récréations et joyeux devis, Lyon, 1561 », sur xtf.bvh.univ-tours.fr (consulté le ) : « Et ne les (les Alquemistes) sauroit-on mieux comparer qu'à une bonne femme qui portoit une potée de laict au marché, faisant son compte ainsi: qu'elle la vendroit deux liards: de ces deux liards elle en achèteroit une douzaine d'œufs, lesquels elle mettroit couver, et en auroit une douzaine de poussins: ces poussins deviendroient grands, et les feroit chaponner: ces chapons vaudroient cinq sols la piece, ce seroit un escu et plus, dont elle achèteroit deux cochons, male et femelle: qui deviendroient grands et en feroient une douzaine d'autres, qu'elle vendroit vingt sols la pièce; après les avoir nourris quelque temps, ce seroient douze francs, dont elle achèteroit une jument, qui porteroit un beau poulain, lequel croistroit et deviendroit tant gentil: il sauteroit et feroit Hin. Et en disant Hin, la bonne femme, de l'aise qu'elle avoit en son compte, se prit à faire la ruade que feroit son poulain: et en ce faisant sa potée de laict va tomber, et se répandit toute. Et voilà ses œufs, ses poussins, ses chapons, ses cochons, sa jument et son poulain, tous par terre. »
  2. « Dans la ville de Dévikota, il y avait un brâhmane nommé Dévasarman. Pendant l'équinoxe du printemps, ce brâhmane trouva un plat qui était plein de farine d'orge. Il prit ce plat ; puis il alla coucher chez un potier, dans un hangar où il y avait une grande quantité de vases. Pour garder sa farine, il prit un bâton qu'il tint dans sa main, et, pendant la nuit, il fit ces réflexions : « Si je vends ce plat de farine, j'en aurai dix kapardakas ; avec ces dix kapardakas, j'achèterai des jarres, des plats et d'autres ustensiles, que je revendrai. Après avoir ainsi augmenté peu à peu mon capital, j'achèterai du bétel, des vêtements et différents objets. Je revendrai tout cela, et, quand j'aurai amassé une grande somme d'argent, j'épouserai quatre femmes. Je m'attacherai de préférence à celle qui sera la plus belle ; et, lorsque ses rivales jalouses lui chercheront querelle, je ne pourrai pas retenir ma colère, et je les frapperai ainsi avec mon bâton. » En disant ces mots, il se leva et lança son bâton. Le plat d'orge fut mis en morceaux, et une grande quantité de vases furent brisés. Le potier accourut à ce bruit, et, voyant ses pots dans un pareil état, il fit des reproches au brâhmane, et le chassa de son hangar. » Texte dans Edouard Lancereau, Hitopadesa ou l'instruction utile. Traduit du sanscrit. Paris, Jannet, 1855, p. 182. En ligne

Références[modifier | modifier le code]

  1. La Fontaine, Fables. Tome second, par Pierre Michel et Maurice Martin, Paris, Bordas, 1967, p. 43.
  2. Texte traduit du latin dans Henri Régnier, Œuvres de J. de La Fontaine, tome 2, Paris, Hachette, 1884, p. 148. Cité par Christian Vandendorpe, « Actions manquées et imaginaire », p. 4.
  3. Jacques de Vitry, The exempla or Illustrative stories from the Sermones vulgares, Édités par Thomas F. Crane, New York : Burt Franklin, 1971, p. 20.
  4. Max Müller, « On the migration of fables » in Chips from a german workshop, IV, New York, 1876, p. 139-198.
  5. Christian Vandendorpe, « Actions manquées et imaginaire », p. 5.
  6. (es) « Conde Lucanor:Ejemplo 7 - Wikisource », sur es.wikisource.org (consulté le )
  7. Auguste Louis Armand Loiseleur-Deslongchamps, Essai sur les fables indiennes et sur leur introduction en Europe, 1838
  8. Nicole Cottard, « Le Livre de Kalila et Dimna », dans Jean Glenisson, Le Livre au Moyen Âge, Brepols, 1988, p. 144-145.
  9. Rabelais, Gargantua, Livre I, chap. XXXIII, p. 121.
  10. Par Amélie Vioux, « La laitière et le pot au lait, La Fontaine : commentaire », sur commentaire composé
  11. Archives de Paris : VR 573.
  12. Alain Valtat, Catalogue raisonné du peintre Geoffroy Dauvergne, éditions Levana, Sceaux, 1996, XIX - p. 338-347.

Texte de la fable[modifier | modifier le code]

La Laitière et le pot au lait, traduit en néerlandais, illustré par Hermann Vogel.
Illustration de 1913.
Illustration de 1853.

Perrette, sur sa tête ayant un Pot au lait
            Bien posé sur un coussinet,
Prétendait[N 1] arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
            Cotillon[N 2] simple, et souliers plats.
            Notre laitière ainsi troussée[N 3]
            Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l’argent ;
Achetait un cent d’œufs[N 4], faisait triple couvée :
La chose allait à bien par son soin diligent.
   Il m’est, disait-elle, facile
D’élever des poulets autour de ma maison ;
            Le renard sera bien habile
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ;
Il était quand je l’eus de grosseur raisonnable :
J’aurai le revendant de l’argent bel et bon.
Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il[N 5] est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ? »
Perrette là-dessus saute aussi, transportée.
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée.
La Dame de ces biens, quittant d’un œil marri
           Sa fortune ainsi répandue,
            Va s’excuser à son mari,
            En grand danger d’être battue.
            Le récit en farce[N 6] en fut fait ;
            On l'appela le « Pot au lait ».
          
            Quel esprit ne bat la campagne ?
            Qui ne fait châteaux en Espagne[N 7] ?
Picrochole, Pyrrhus[N 8], la Laitière, enfin tous,
            Autant les sages que les fous ?
Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux :
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes ;
            Tout le bien du monde est à nous,
            Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je m'écarte[N 9], je vais détrôner le Sophi[N 10] ;
            On m’élit Roi, mon peuple m’aime ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ;          
            Je suis gros Jean[N 11] comme devant.

— Jean de La Fontaine, Fables de La Fontaine, La Laitière et le pot au lait, texte établi par Jean-Pierre Collinet, Fables, contes et nouvelles, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 266

Notes du texte de la fable[modifier | modifier le code]

  1. Espérait.
  2. Petite jupe, jupon, jupe de dessous plus courte, « se dit particulièrement de celle des enfants, des paysannes ou des petites gens (dictionnaire de Furetière).
  3. Vêtue, habillée.
  4. Cent œufs, c'est beaucoup pour un pot de lait (ce que donne par jour une vache) ; elle peut de façon plus réaliste espérer ce que pond une poule, c'est-à-dire de dix à quinze œufs.
  5. Le prix que représente le porc.
  6. Comédie populaire qui fleurit surtout au XIVe et XVe siècles. Sans doute une allusion à Rabelais : « cette entreprise sera semblable à la farce du pot au lait » (Gargantua, chapitre XXXIII).
  7. Faire des châteaux en Espagne (ou en Asie ou en Albanie), c'est faire des châteaux dans des pays où l'on n’est pas, des châteaux qu'on ne verra pas, c'est se repaître de chimères.
  8. Picrochole (parodiant Pyrrhus dans Gargantua, XXXIII) et Pyrrhus, le roi d'Épire (319-272) (Plutarque, Vie de Pyrrhus) avaient rêvé de conquérir le monde entier... et avaient malgré les victoires échoué.
  9. Je m'égare, je m'éloigne, je me détourne.
  10. Titre donné au roi de Perse (le chah ou shah).
  11. Être Gros-Jean comme devant, c'est être un lourdaud, un homme de rien, un homme sans conséquence [Des Périers].

Liens externes[modifier | modifier le code]

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