L'Affaire de la pensée

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L'Affaire de la pensée
Auteur Martin Heidegger
Pays Drapeau de l'Allemagne Allemagne
Genre Texte philosophique
Version originale
Langue Allemand
Titre Zur Frage nach der Bestimmung der Sache des Deskens
Éditeur Erker Verlag
Lieu de parution CH 9000 St Gallen
Date de parution 1984
Version française
Traducteur Alexandre Schild
Éditeur T.E.R
Lieu de parution Paris
Date de parution 1990
Nombre de pages 54

Le petit opuscule Zur Frage nach der Bestimmung der Sache des Denkens, en français L'Affaire de la pensée, est une rédaction augmentée d'un discours tenu par Martin Heidegger, le sous l'appellation Das Ende des Denkens in der Gestalt der Philosophie en l'honneur du psychiatre suisse Ludwig Binswanger[N 1].

La traduction littérale du titre allemand du discours fait état d'une possible fin de la pensée sous sa forme philosophique et c'est bien dans le sens de cette problématique que s'engage l'auteur en s'interrogeant sur ce qui requiert la pensée et la détermine maintenant, appel spécifique dénommé Anspruch, qui constitue l'« affaire de la pensée » (p.13)[N 2],[N 3].

La fin de la philosophie[modifier | modifier le code]

Bien qu'il y participe l'homme n'est pas celui qui de son propre chef requiert et détermine la pensée.

Dans la note (4), revenant sur le sens de l'Anspruch, Heidegger voit cet appel « comme le mode en lequel ce qui est proprement l'« affaire de la pensée » vient la concerner au sein même de la « Parole », die Sprache » (p.14). À travers la thèse de la fin de la pensée traditionnelle sous sa forme philosophique et plus précisément de la métaphysique, se décide le destin de la philosophie mais non le destin de la pensée « car il est toujours possible que dans la fin de la philosophie , un autre commencement de la pensée se réserve » (p.14).

S'agissant de la signification qu'il donne au mot « fin » dans l'expression « fin de la pensée », Heidegger précise qu'il s'agit de l'entendre non comme quelque chose qui va cesser d'être, mais comme « le lieu d'aboutissement où quelque chose va se rassembler en son ultime possibilité » (p.15). À ce titre il s'agit non d'une chose inachevée mais d'un « accomplissement », commente le traducteur, « la philosophie est pleinement ce qu'elle est », note (9). Aboutir, équivaut pour la philosophie à accomplir sa destinée, eu égard au chemin emprunté et aux premiers pas depuis son origine (p.15).

La société cybernétique[modifier | modifier le code]

Dans sa possibilité ultime la philosophie se décompose, sich auflöst, en sciences particulières (psychologie, anthropologie, logique ...) qui rompent avec elle leurs anciens liens, et prennent leur indépendance[N 4]. Toutefois, estime Heidegger, avec la cybernétique, que l'on peut définir comme « une théorie qui a pour objet la prise en main de la planification possible et de l'organisation du travail »[1], un nouveau processus d'unification, « purement technique et sans interrogation sur les fondements, est à l'œuvre »[2]. La cybernétique assure l'unité de perspective qui enjoint de « tout préparer et produire » (p.16). Des modèles strictement opératoires, ne prétendant plus représenter les choses elles-mêmes (note 15), se substituent aux anciennes catégories comme le fondement, la cause ou l'effet[N 5]. La vérité n'est plus dans l'adéquation mais dans l'effet et « la possibilité de répéter de façon strictement concordante la même expérience x fois » (note 15). Seul l'homme qui s'entend comme être historique et libre fait momentanément obstacle à la pleine extension du mode de penser cybernétique (p.17)[N 6].

Toutefois la décomposition de la philosophie en sciences autonomes, oublieuses de leur origine, n'est pour Heidegger, qu'un symptôme de la « fin de la philosophie ».« La fin de la philosophie se dessine comme le triomphe de l'équipement d'un monde en tant que soumis aux commandes d'une science technicisée et de l'ordre social qui correspond à ce monde »[3]. Heidegger comprend la technique moderne comme un mode spécifique du dévoilement du réel qui se manifeste essentiellement par la mise en place d'une structure de commande, en vue de mettre le réel à disposition. Ainsi dévoilé, le réel peut, en tant que « fonds disponible », être rationnellement exploité. Pour l'homme contemporain, tout ce qui est présent, y compris lui-même, l'est sur ce mode[N 7].

Dans la phase ultime, le sens même de l'objectivité se trouve dissout. L'étant-présent ne se rencontre plus comme objet mais comme « fonds disponible sommé sous la figure du Gestell[N 8] mis en demeure, réservé et préposé à ...ou commis à... » (note 20). Dès lors, tout étant présente le caractère de la « commissibilité absolue », que Heidegger entend à la fois, comme s'étendant à tout de façon englobante, et comme détaché d'avec les choses (détaché de leur ancien concept de « chose ») (note 21). Les « fonds disponibles » sont essentiellement constituables, livrables et remplaçables en tout temps, à toutes fins, ils sont recueillis afin de tirer profit des qualités et composantes qui les constituent, leur seule consistance ontologique, leur « être » est leur « commissibilité » en quoi ils se distinguent même des anciens objets par leur inconstance et la rapidité de leur déclassement en de perpétuelles nouveautés (p.19). Ce passage généralisé de l'objectivité à la « commissibilité » est la condition nécessaire à l'installation de la représentation cybernétique du monde (p.20).

La tâche de la pensée et la pensée à venir[modifier | modifier le code]

La question de savoir s'il s'agit ou non de la fin de la philosophie, ne peut être sérieusement tranchée que si l'on s'interroge sur ce qui fait le propre de la philosophie depuis son début, à savoir celle qui porte sur l'étant en tant qu'il est et comment il est (p.18). Dans une longue et complexe note (18), le traducteur donne son interprétation de deux termes allemands das Anwesende, l'étant-présent (venant se déployer auprès) et die Anwesenheit, la présence-même, tous deux dérivés de Anwesen, qu'Heidegger entend comme un « venir se déployer auprès », que l'on peut encore entendre résonner dans notre terme de présence. Die Anwesenheit se démarque de das Anwesende afin que ressorte la « pure brillance de la présence », la présence-même.

Pour les Grecs, l'important c'est moins l'étant-présent que l'étant advenant à la présence, et inversement le passage de la présence à l'absence, surgir et disparaître, naître et passer[N 9]. La τέχνη des grecs accompagne, prolonge le dévoilement de la φύσις mais ne consiste jamais à l'agresser tout au contraire de la modernité qui a pour dominante la provocation généralisée[4].

Dans l'histoire de la philosophie de nombreuses interprétations « de la présence-même de l'étant-présent » en son accomplissement se sont succédé (la substance, l'objet de l'ego, la volonté de puissance, la valeur) , la fin de la philosophie pourra être considérée comme atteinte qu'avec son ultime possibilité (p.18). Pour preuve de cette évolution, note Heidegger, le concept d'objet et d'objectivité n'existait pas dans la pensée grecque. La présence-même, au sens de l'objectivité démarre avec Descartes qui implique la subjectivité du sujet humain laquelle subjectivité forme le domaine à partir duquel toute objectivité prend place (p.18).

Sous la figure ultime de la « commissibilté absolue », la philosophie ne fait qu'obéir à l'indication qui lui vient de son origine et « qui la vouait à penser la présence-même de l'étant conformément à la manière dont la présence-même parle à la pensée ». De cette évolution les philosophes ne sont pas les maîtres, ils ne peuvent que répondre par la parole à ce qui s'est modifié dans la présence-même (p.21). Heidegger conclut « là où domine la commissibilité de l'étant-présent, dans cette domination elle-même, la puissance de mise en demeure provocante vient à la lumière, dans la mesure où elle met avant tout l'homme lui-même en demeure de mettre en sûreté tout étant-présent, et donc lui-même, dans sa commissibilité » (p.22)[N 10]. Contrairement aux apparences, livré à la puissance de l'étant-présent, l'homme, n'est pas le maître de la technique ; requis, mis en demeure il est lui-même, comme fonds disponible, « mis en usage » (p.22).

Il devient patent, que, dissimulant sa provenance, « une puissance de mise en demeure provoque la commissibilité » irrésistible de l'entièreté de l'étant[N 11]. À l'œuvre dans la modernité technicienne, elle implique avec son accomplissement « la fin de la philosophie » ; pour Heidegger, la détermination de cette puissance, ne peut relever que d'une pensée autre, qui nous conduit hors de la métaphysique, et pour laquelle, non pas l'étant-présent, mais la « présence-même comme telle », redeviendrait comme à l'époque des Grecs, seule digne de question (p.23).

Pour Heidegger, la dernière configuration technique de la métaphysique occidentale, s'est déployée dans la perpétuation de l'oubli de quelque plus intime possibilité de la pensée grecque qu'il s'agit de retrouver, à même la déconstruction de la tradition, dans ce qui constitue la tâche la plus intime de la pensée[5].

La philosophie qui pense l'étant use depuis Platon, de la métaphore de la lumière. Heidegger qui s'était aussi inspiré au tout début de cette métaphore l'abandonne ici expressément, tout en conservant l'idée d'éclaircie et l'image de la clairière ; il interprète dorénavant la Lichtung à partir de son deuxième sens allemand à savoir  « lieu où se libère, lieu où s'affranchit, lieu qui se libère de toute contrainte ». En conséquence, la Lichtung n'éclaire pas seulement , « elle octroie la présence-même »[6]. Avec cette nouvelle interprétation, on comprend mieux l'assimilation du Dasein, « l'éclairé qui éclaire », à la clairière que l'on trouve dans Être et Temps (SZ p. 133).

Penser la Lichtung comme ce qui octroie la présence même, en quoi et comment elle libère les choses sur le mode de l'espace et du temps (p.26), ne relève plus de la métaphysique mais d'une autre pensée, d'une « pensée à venir » selon l'expression de Françoise Dastur[7]. En point d'orgue à ce texte difficile, Heidegger rappelle le long chemin parcouru qui depuis Être et Temps l'a conduit à revenir en arrière sur son affirmation : « Le Dasein de l'homme est lui-même la Lichtung » du § 28 d'Être et Temps. Si le Dasein est la Lichtung pour la présence-même en tant que telle c'est-à-dire pour l'étant, c'est la Lichtung qui est le Dasein en l'avérant comme cet « être-le-là » (voir Lettre sur l'humanisme), qu'il est.

Références[modifier | modifier le code]

Notes[modifier | modifier le code]

  1. Le traducteur, en s'appuyant sur divers textes de cette époque justifie par une (note 3) la traduction de l'expression die Sache, récurrente dans le lexique heideggérien par le terme « affaire », pour signifier «  ce qui concerne la pensée, ce qui pour elle reste litigieux...ce à quoi la pensée à affaire dans le cas présent »
  2. En rapprochant les deux déterminations correspondant aux verbes « requérir » et « déterminer », le traducteur dans les (notes 4 et 6), tente de faire ressortir que loins d'être passive la pensée est selon son expression « littéralement prise dans l'Anspruch ». Cette signification est à rapprocher de la manière heideggérienne de comprendre l' Anfang, le commencement, comme « ce qui nous prend.. et ne cesse de nous reprendre, ce qui ainsi nous saisit en une trame. Un Anfang de la pensée, n'est pas un simple début, il est proprement ce qui survient certes au début, mais aussi ce qui ne cesse dès lors de la saisir; en quoi il est tout aussi bien son présent »
  3. la division en sections est de l'auteur de l'article et en aucun cas de l'auteur de l'ouvrage ou du traducteur
  4. « L'achèvement plénier de la philosophie à sa dernière extrémité n'est autre que celui de sa dissolution dans les sciences, celui de sa relève dans le déploiement de la technique planétaire, sous l'emprise et la gouverne d'une puissance cybernétique »-article Fin de la philosophie Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 486
  5. « D'une façon générale, un phénomène quantique n'a pas d'existence en soi,mais reste toujours tributaires de ses conditions de manifestation. En un sens, la mécanique quantique procède à une sorte de destruction de l'ontologie, et à la déréalisation des corps, menant au fond à son terme un processus engagé par la physique classique avec la géométrisation des corps »-Alain Boutot 2005, p. 352
  6. « Heidegger voit dans la cybernétique un appauvrissement considérable de ce que parler veut dire, les possibilités techniques de la machine devenant la norme et la seule langue subsistante étant celle qui permet de transmettre des informations d'une manière univoque, sûre et rapide »-article Cybernétique Le Dictionnaire Martin Heidegger, p. 300
  7. « L’homme est, du fait même de son déploiement, astreint à s’engager dans cette essence de la technique, dans la mise à disposition et à se soumettre à son commandement. L’homme est à sa manière pièce de ce fond disponible. Au sein de ce commandement du fond disponible, l’homme est interchangeable. Le penser comme pièce du fond disponible, c’est donc toujours présupposer qu’il puisse devenir, en sa fonction même, l’agent permanent de ce commandement, le fonctionnaire »-etienne pinat 2015, p. 2 lire en ligne
  8. « Dans la question de la technique, le système total de « commande » dans lequel tous les étants sont appréhendés, rangés, conservés et continuellement distribués est appelé Gestell »-Hubert L.Dreyfus 1986, p. 299
  9. « Pour Aristote, les phénomènes physiques se manifestaient d'eux-mêmes, à partir de φύσις, la Phusis, qui les menait à parution »-Jacques Taminiaux 1986, p. 270
  10. « La philosophie devient science de l'homme, science fondée sur l'expérience de tout ce qui peut, pour l'homme, devenir l'objet de sa technique, par laquelle il s'installe dans le monde en l'élaborant selon les modes multiples des fabrications qui le façonnent »-La fin de la philosophie et la tâche de la pensée, p. 284
  11. « Tout le passé se révélait être le résultat d’une commande spécifique, celle d’une orientation techno-logique initiale et de son maintien ferme, qui aurait trouvé son aboutissement dans la métaphysique cybernétique de l’acte de commande. L’ère du commander marquait cet instant où la « destinée » métacybernétique de l’Occident parvenait pour ainsi dire à soi. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut comprendre la question formulée par Heidegger : « La cybernétique actuelle n’est-elle pas elle-même commandée ? »-Erich Hörl 2008, paragraphe 12 lire en ligne

Liens externes[modifier | modifier le code]

Bibliographie[modifier | modifier le code]

  • Martin Heidegger (trad. Jean Beaufret, François Fédier), « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, coll. « Tel », (ISBN 2-07-072130-2), p. 278-306.
  • Martin Heidegger (trad. Alexandre Schild), L'affaire de la pensée : Pour aborder la question de la détermination, T.E.R, , 54 p..
  • Ph. Arjakovsky, F. Fédier, H. France-Lanord (dir.), Dictionnaire Martin Heidegger : Vocabulaire polyphonique de sa pensée, Paris, Cerf, , 1450 p. (ISBN 978-2-204-10077-9).
  • Jacques Taminiaux, « L'essence vraie de la technique », dans Michel Haar, Martin Heidegger, Paris, Le Livre de poche, coll. « Biblio essai », , 604 p. (ISBN 2-253-03990-X), p. 263-283.
  • Hubert L.Dreyfus, « De la techné à la technique », dans Michel Haar, Martin Heidegger, Paris, Le Livre de poche, coll. « Biblio essai », , 604 p. (ISBN 2-253-03990-X), p. 285-304.
  • Alain Boutot, « La science moderne et la métaphysique de l'humanisme », dans Bruno Pinchard (dir.), Heidegger et la question de l'humanisme : Faits, concepts, débat, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Themis », (ISBN 978-2-13-054784-6), p. 347-388.
  • Françoise Dastur, Heidegger et la pensée à venir, Paris, J. Vrin, coll. « Problèmes et controverses », , 252 p. (ISBN 978-2-7116-2390-7, BNF 42567422).

Articles connexes[modifier | modifier le code]