Aux début de la colonisation des Antilles, est mise en place cette forme initiale d’exploitation agricole, issue des concessions accordées aux premiers colons venus dans les îles[1]. De 20 ha d'abord, puis 10 ha ensuite, ces concessions ont initialement la forme d'une lanière allant « du battant des lames au sommet des montagnes ». Apparaissent ensuite les « étages », sans accès à la mer, limités par une rivière ou une ravine. Pour conserver sa « place », le concessionnaire devait « s'habituer »[2] c'est-à-dire, en ancien français, construire sa demeure et résider sur sa terre, la défricher et la mettre en culture. Le concessionnaire résidant et exploitant prenait alors le nom dhabitant, et la concession mise en valeur celui dhabitation[3].
Selon le Dr. Vincent Huyghues-Belrose, ces exploitations domaniales ne sont pas nécessairement de vastes étendues, ni cultivées par de nombreux esclaves. Elles se consacrent à diverses cultures et spéculations selon le lieu et le temps. On distingue ainsi la petite habitation vivrière familiale sans esclave, l'habitation en pétun (tabac) exploitée par d'ancien engagés associés, l'habitation sucrière esclavagiste, l'habitation caféière, l'habitation cacaoyère et plus récemment l'habitation bananière mécanisée. En revanche, les rares domaines consacrés à l'élevage, du fait que le concessionnaire n'y résidait pas, n'ont jamais porté le nom d'« habitation » mais ceux de « ménagerie » (pâturages enclos) et de « hatte » (équivalent du ranch)[3].
Esclaves coupant la canne, gravure publiée en 1842.
La culture du pétun (tabac) qui est la base de l'occupation des îles d'Amérique n'impliquait à l'origine pas ou peu l'utilisation d'esclaves. En revanche, les besoins de l'extraction et de la transformation du sucre exigent une organisation protoindustrielle. Celle-ci provoque un besoin de main-d'œuvre que l'on n'a su trouver que dans les esclaves. Comme le constate Gilberto Freyre « l'esclavage suit la sucrerie »[3].
L’habitation est devenu la cellule fondamentale de la société de plantation en cours de formation. A travers ses remaniements progressifs, elle marque encore le paysage et la société, parfois jusqu’à nos jours. Identifiée à un lieu et à une famille possédante, l’habitation s’inscrivait dans un réseau de liens familiaux et sociaux entre les habitants. C’est d’eux qu’est issue la minorité dominante qui a assuré sa suprématie sur la vie économique des anciennes colonies[1].
Par la suite, on en retrouve dans les zones de plantation tropicales où se sont installés des colons français, en particulier dans la région de Santiago de Cuba et à Santo Domingo où sont venus s’installer de nombreux colons français ayant fui les révoltes d’esclaves qui survinrent à Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle[4], mais aussi à Trinité et dans les îles des Antilles perdues à la suite de guerres coloniales ou revendues à d'autres nations européennes, ainsi que sporadiquement dans tous les États du Sud des États-Unis où s'installèrent des Français après l'indépendance et les guerres napoléoniennes.
Leur économie était à l'origine basée sur l'esclavagisme et au XIXe siècle, l'écrivain abolitionnisteAugustin Cochin les décrit ainsi : « des prisons sans muraille, des manufactures odieuses produisant du tabac, du café, du sucre, et consommant des esclaves »[5].
Cette description est empruntée à Frédéric Mauro - Petit monde antillais à Saint-Domingue au XVIIIe siècle[8] :
« Voici une de leurs « habitations », entendez de leurs grandes plantations de canne à sucre, gagnée sur la brousse et la savane, avec ses vastes champs, ses « carreaux » de cannes et de patates.
Au centre la maison du maître en briques et en bois. Dans ses larges pièces, des meubles d'acajou et de rotin que respectent, quelque peu, les terribles termites.
La cuisine et les dépendances forment un logis séparé ; de même la case de l'économe.
Proches les unes des autres, assez misérables, les cases à nègres sont recouvertes de paille, toutes pourvues d'un jardin...
L'hôpital (l'infirmerie, dirions nous) contient au moins un lit pour vingt esclaves…
Derniers éléments : la « sucrerie » … la « guildiverie[9] »
Les esclaves sont logés dans des cases en torchis ou des huttes circulaires, inspirées de l'habitat africain. Pour contrôler plus efficacement cette main-d’œuvre, les maîtres finissent par réguler l'agencement des cases, jusqu'à aboutir au principe de la rue Cases-Nègres, par regroupement autour d'une voie centrale[10].
Illustration d'une habitation sucrière coloniale en 1762 : on y distingue en haut à droite la grand-case (1, maison des maîtres), surplombant la rue cases-nègres (2, habitations des esclaves), les champs de canne à sucre (5, « jardin ») et les installations sucrières (6 à 12) ; à noter que dans cette représentation idéalisée des plantations, le travail forcé des esclaves n'est pas montré.
Selon Pierre Cafournet, conservateur adjoint de l'habitation Murat, « L'habitation sucrière est le point de départ de la culture et de l'organisation sociale antillaises. Elle a fondé notre langue créole et le reste de notre identité. Cette période a marqué notre inconscient et façonné notre mentalité »[12].
Les deux tiers des propriétaires d'habitations résidaient en métropole (« propriétaires absentéistes »), et les plantations étaient dans ce cas dirigées par des gérants, véritables maîtres des lieux[13].
↑Christophe Charlery, « Maisons de maître et habitations coloniales dans les anciens territoires français de l’Amérique tropicale », In Situ. Revue des patrimoines, no 5, (ISSN1630-7305, DOI10.4000/insitu.2362, lire en ligne, consulté le )
↑Benoît Hopquin, « Guadeloupe, les séquelles de l'esclavage », Le Monde,
↑Frédéric Zabalza, « La correspondance des Fleuriau à La Rochelle, chronique d’une famille d’esclavagistes au XVIIIe siècle », SudOuest.fr, (ISSN1760-6454, lire en ligne, consulté le )
↑Jean-Baptiste Nouvion, Crépuscule d'une plantation de café à Saint-Domingue : L’habitation Le Beau (1791-1798), Paris, LAC éditions,
↑Roger Massio, « Un dossier de plantation de Saint-Domingue (1745-1829) », Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 5, no 4, , p. 542–577 (ISSN0035-2357 et 1492-1383, DOI10.7202/802135ar, lire en ligne, consulté le )
Michael Connors (trad. de l'anglais par Jacques Guiod, photogr. Bruce Buck), Maisons des Antilles : Un art de vivre d'hier et d'aujourd'hui, Paris, Flammarion, coll. « L'art de vivre », , 175 p. (ISBN978-2-84110-004-0).
Jacques de Cauna, Une habitation de Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle : la sucrerie Fleuriau de Bellevue, Université de Poitiers, .
Jacques de Cauna, L'Eldorado des Aquitains : Gascons, Basques et Béarnais aux îles d'Amérique (XVIIe – XVIIIe siècle), Atlantica, , 500 p. (ISBN2-84394-073-7).
Philippe Hroděj (dir.), L'esclave et les plantations : de l'établissement de la servitude à son abolition, Rennes, Presses universitaires de Rennes, , 344 p. (EAN978-2-7535-0701-2, lire en ligne).
Kenneth Kelly et Benoît Bérard (dir.), Bitasion : Archéologie des habitations-plantations des Petites Antilles - Lesser Antilles Plantation Archaeology, Leiden, Sidestone Press, coll. « Taboui » (no 1), , 174 p. (ISBN978-90-8890-194-2, lire en ligne).