Gayatri Chakravorty Spivak

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Gayatri Chakravorty Spivak
Gayatri Chakravorty Spivak
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Université de Calcutta
Lady Brabourne College (en)
Girton College
Université Cornell
Université de l'Iowa
St. John's Diocesan Girls' Higher Secondary School (en)Voir et modifier les données sur Wikidata
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Gayatri Chakravorty Spivak, née le à Calcutta (Inde britannique), est une théoricienne de la littérature connue pour ses contributions majeures dans le domaine des études postcoloniales et féministes. Elle est professeure à l'université Columbia, de New York[1].

Son œuvre théorique et critique, qui s'intéresse à ce que l'Occident désigne comme « autre », est caractérisée par une méfiance systématique envers toutes les pensées de la « totalisation ».

Sa traduction en anglais de l'ouvrage de Jacques Derrida, De la grammatologie, et son essai Les subalternes peuvent-elles parler ?, considéré comme un des textes fondateurs du postcolonialisme, comptent parmi ses œuvres les plus célèbres.

Biographie[modifier | modifier le code]

Jeunesse et formation[modifier | modifier le code]

Gayatri Chakravorty naît dans une famille bourgeoise de culture marxiste[2], appartenant à la caste des Brahmanes[3], dans le Bengale, aujourd’hui un « État démocratique parlementaire » qui a porté au pouvoir des élus communistes[4].

Après des études en langue anglaise en Inde, elle part pour l'université Cornell aux États-Unis, où elle étudie la littérature comparée. En 1967, elle consacre sa thèse de doctorat à l’œuvre de William Butler Yeats sous la direction de Paul de Man[5] : The great wheel : stages in the personality of Yeat's lyric speaker[6]. Cette thèse donne lieu en 1974 à la publication de l'ouvrage : Myself must I remake: the life and poetry of W. B. Yeats[7].

Elle publie sous le nom de Gayatri Chakravorty Spivak, Spivak étant le nom de son mari américain d'origine ukrainienne dont elle divorce rapidement[2].

Carrière universitaire[modifier | modifier le code]

Gayatri Chakravorty Spivak devient professeure de littérature anglaise en 1991 à l'université de Pittsburgh[8]. En , elle est nommée professeure à l'université Columbia ; elle devient ainsi l'« unique femme de couleur » à qui est accordé le statut académique le plus élevé, en 264 ans d'histoire[9].

Elle fait partie du comité éditorial de nombreuses revues, comme Cultural Critique, boundary 2. NewFormations, Diaspora, ARIEL, Re-thinking Marxism, Public Culture, Parallax[8].

Parcours intellectuel[modifier | modifier le code]

La suite de son travail mène à la traduction anglaise de De la grammatologie de Jacques Derrida (en 1976), et à une carrière de critique littéraire dans une veine post-structuraliste, mêlée à des théories déconstructivistes, marxistes, féministes et postcoloniales.

Au début des années 1980, elle entame sa collaboration avec le groupe des études subalternes (« Subaltern Studies »), fondé par l'historien indien Ranajit Guha et d'autres chercheurs spécialistes des sociétés indienne et de l'Asie du Sud-Est[10]. Les « subalternistes » contestent l’écriture de l’Histoire telle qu'elle est pratiquée dans le monde académique car elle épouse, selon eux, le point de vue des colonisateurs britanniques ou des élites indiennes ; ils soulignent le rôle des subalternes — les groupes opprimés — dans le processus historique[10].

Outre l'ouvrage de Jacques Derrida, Spivak traduit en anglais une œuvre de fiction de l'auteur bengali Mahasweta Devi ; une œuvre du poète bengali Ramprasad Sen du XVIIIe siècle et Une saison au Congo d'Aimé Césaire. En 1997, elle reçoit un prix pour ses traductions de la Sahitya Akadami[11].

Activisme[modifier | modifier le code]

Gayatri Spivak crée au Bengale, en 1986, un programme de formation d’instituteurs pour les enfants vivant dans des zones rurales et appartenant à des minorités ethniques[4]. Elle forme elle-même les enseignants dont elle assure le financement[12]. En 1997, elle fonde l’ONG The Pares Chandra and Sivani Chakravorty Memorial Education Project (nommée ainsi en hommage aux parents de G. Chakravorty), qui a pour but d'améliorer l'accès à l’instruction des enfants des régions du monde le plus pauvres[4].

Thèmes de recherche[modifier | modifier le code]

Gayatri Chakravorty Spivak mène des recherches - dans le cadre théorique des Subaltern studies - comparables à celles de Judith Butler - qui se situent, quant à elles, dans le cadre des études de genre - notamment sur les questions du pouvoir et de l'État[13].

Féminisme[modifier | modifier le code]

Elle se livre à une relecture de textes de Karl Marx et de Sigmund Freud d'un point de vue féministe, dans un recueil d'articles intitulé En d’autres mondes, en d’autres mots. Essais de politique culturelle.

Selon elle, Karl Marx a négligé de considérer le travail des femmes au foyer. La position de Gayatri Spivak à ce sujet n'est pas tranchée : d'un côté, elle est réticente concernant la revendication d'un salaire rémunérant le travail des femmes au foyer, dans laquelle elle perçoit la marque d'une idéologie capitaliste — la valeur d'un travail étant indépendante à ses yeux de la somme d'argent que l'on obtient en échange — ; d'un autre côté, elle évoque les effets concrets, éventuellement problématiques, d'un retrait hors des circuits de l'économie capitaliste[10]. Elle questionne également l'analyse par Marx de la transformation en marchandise du travailleur et de son produit au sein de l'économie de marché : cette analyse vaut par exemple pour le travail ouvrier, mais non pour les femmes qui élèvent leurs enfants, et dont le travail suppose un investissement affectif spécifique[14].

Sigmund Freud n'envisage la sexualité des petites filles qu'en référence à la masculinité, selon Gayatri Spivak. Elle prend appui sur la lecture des textes freudiens dans les travaux de la féministe française Luce Irigaray ; selon Freud, la petite fille découvrirait en elle un manque, et éprouverait l'« envie du pénis[10] ». Sans contester cette théorie, Gayatri Spivak appelle à prendre en compte également le « fantasme utérin » : «l’idée d’une envie du ventre interagit avec l’idée de l’envie du pénis pour déterminer la sexualité humaine et la production de la société », écrit-elle[10].

Critique de l'ethnocentrisme académique[modifier | modifier le code]

Gayatri Spivak soutient dans A Critique of Postcolonial Reason (Critique de la raison postcoloniale), publié en 1999, la thèse selon laquelle les institutions savantes occidentales récompensent certaines formes d'ignorance, en particulier l'ignorance de ce qui concerne le Tiers monde, les Orientaux, les subalternes[15]. Elle parle d'« ignorance sanctionnée » (sanctionned ignorance), au sens d'ignorance approuvée, consacrée. Dans Selected Subaltern Studies datant de 1985, elle écrit : «  une grande partie de l'historiographie contemporaine protège avec succès cet échec cognitif, et ce succès dans l'échec, cette ignorance sanctionnée, est inséparable de la domination coloniale[15] ». Un exemple de cette consécration de l'ignorance pourrait être donné selon elle par Julia Kristeva qui, dans Des Chinoises, prétend parler de femmes dont elle ne connaît pas la langue[16]. Un autre exemple est le déni qui affecte les causes de l'inégalité entre le Premier monde sur le Tiers monde ; ainsi, le colonialisme est présenté comme révolu, et la supériorité de l'Occident comme naturelle[17]. Selon la sociologue Lucy Mayblin, l’« ignorance sanctionnée » telle que la conçoit Gayatri Spivak ne relève pas d'une méconnaissance fortuite, mais d'« un silence délibéré qui rejette un contexte particulier comme non pertinent[15] ». Cette forme d'ignorance n'est pas imputable à tel ou tel individu, qui rejetterait par méchanceté les savoirs autres, elle est due à « une manière institutionnalisée de penser le monde, qui a pour effet d’empêcher certains types d’analyse ou de considérations d’être intégrés dans le débat[15] ».

Réception de son œuvre[modifier | modifier le code]

Dans les études anglophones[modifier | modifier le code]

Gayatri Spivak au Goldsmiths College

Les textes de Gayatri Spivak comptent parmi les plus cités dans le cadre des études postcoloniales. Elle est fréquemment associée à Edward Saïd et Homi Bhabha ; les ouvrages de ces trois auteurs, écrits en anglais, sont considérés comme les piliers du postcolonialisme[18].

Dans les études francophones[modifier | modifier le code]

La théorie postcoloniale est principalement anglophone à l'origine. Si L'Orientalisme d'Edward Saïd a été traduit en français dès 1980, en revanche, les œuvres de Gayatri Spivak, comme celles de Homi Bhabha, ont fait l'objet de traductions plus tardives, à partir des années 2000 seulement. Les études postcoloniales dans leur ensemble n'ont reçu de reconnaissance dans le champ francophone que de manière relativement récente. Anne Castaing souligne le fait que la pensée de Gayatri Spivak, en dialogue avec Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, aurait pu être diffusée plus tôt en France ; cette « lenteur » dans la transmission serait attribuable d'une part au rapport problématique qu'une partie du public français entretiendrait avec le passé colonial, d'autre part à une certaine méfiance de ce même public à l'égard de la théorie féministe[19].

Récompenses et distinctions[modifier | modifier le code]

En , Gayatri Spivak reçoit le prix de Kyoto pour son travail[20].

Le , elle reçoit le titre de docteur honoris causa de l'université Paris-VIII[21].

Principales publications[modifier | modifier le code]

  • Subaltern Studies: Deconstructing Historiography (1985)
  • In Other Worlds: Essays in Cultural Politics (1987)
  • Can the Subaltern Speak ? in Cary Nelson and Larry Grossberg, eds. Marxism and the interpretation of Culture (1988)
  • Selected Subaltern Studies. Ed. with Ranajit Guha (1988)
  • The Post-Colonial Critic: Interviews, Strategies, Dialogues. Ed. Sarah Harasym. (1990)
  • Thinking Academic Freedom in Gendered Post-Coloniality (1993)
  • A Critique of Post-Colonial Reason: Toward a History of the Vanishing Present (1999)
  • Death of a Discipline (2003)
  • Other Asia (2005)
  • Translating into English (2005)
  • Rethinking Comparativism (2010)
Textes traduits en français

Références[modifier | modifier le code]

  1. « The Department of English and Comparative Literature », sur columbia.edu (consulté le ).
  2. a et b Collectif, Antoinette Fouque, Mireille Calle-Gruber et Béatrice Didier, Le Dictionnaire universel des créatrices, Éditions des femmes, (ISBN 978-2-7210-0651-6, lire en ligne)
  3. (en) https://plus.google.com/+UNESCO, « Revue des femmes philosophes », sur UNESCO, (consulté le )
  4. a b et c « Gayatri Chakravorty Spivak dans le siècle. – Société française de Littérature générale et comparée » (consulté le )
  5. « Gayatri Spivak (b. 1942) », sur Oxford Reference
  6. « The great wheel : stages in the personality of Yeat's lyric speaker », sur WorldCat
  7. Anna Boschetti, Ismes. Du réalisme au postmodernisme.: Du réalisme au postmodernisme, CNRS, (ISBN 978-2-271-08042-4, lire en ligne), note n° 798
  8. a et b https://www.sonjavank.com/text/2008apr23.pdf
  9. (en) Bulan Lahiri, « Speaking to Spivak », The Hindu, Chennai, India,‎ (lire en ligne, consulté le )
  10. a b c d et e Claire Gallien, « Le monde comme littérature », La Vie des idées,‎ (lire en ligne, consulté le )
  11. « Gayatri Chakravorty Spivak Awards »
  12. (en-GB) « Laureation address – Professor Gayatri Chakravorty Spivak », sur news.st-andrews.ac.uk, (consulté le )
  13. Gayatri Chakravorty Spivak Judith Pamela Butler, L'État global, Payot (ISBN 978-2-228-90221-2)
  14. Virginie Dutoya, « Gayatri Chakravorty Spivak, En d’autres mondes, en d’autres mots : Essais de politique culturelle. Nationalisme et imagination [*] », Travail, genre et sociétés, 2012/2 (no 28), p. 224-228. DOI : 10.3917/tgs.028.0224, lire en ligne
  15. a b c et d (en-GB) « Sanctioned Ignorance », sur GLOBAL SOCIAL THEORY (consulté le )
  16. Lal Maneesha, « Sexe, genre et historiographie féministe contemporaine : l'exemple de l'Inde coloniale », Cahiers du Genre, 2003/1 no 34, p. 149-169. DOI : 10.3917/cdge.034.0149,lire en ligne (p. 153)
  17. (en) Vanessa Andreotti, « Gayatri Spivak’s Contribution and Critics », dans Actionable Postcolonial Theory in Education, Palgrave Macmillan US, coll. « Postcolonial Studies in Education », (ISBN 978-0-230-33779-4, DOI 10.1057/9780230337794_4, lire en ligne), p. 37–55
  18. Robert J. C. Young (en), Colonial desire: Hybridity in theory, culture, and race, New York, Routledge, 1995, cité dans Lal Maneesha, « Sexe, genre et historiographie féministe contemporaine : l'exemple de l'Inde coloniale », Cahiers du Genre, 2003/1 no 34, p. 149-169. DOI : 10.3917/cdge.034.0149,lire en ligne (p. 152)
  19. «Si en dépit de ses liens évidents avec la French Theory (féministe ou non), les travaux de Gayatri Spivak ne furent que très récemment introduits en France, la récente publication de quatre essais en quatre ans, dont une nouvelle traduction du fameux « Can the Subaltern Speak ? », témoigne d’une fascination croissante de la pensée française vis-à-vis de ce type de discours, dans un terrain qui reste néanmoins bien délicat : délicat en raison de l’amnésie coloniale qui le frappe, mais également du réflexe de protection de la France vis-à-vis de la pensée féministe contemporaine, dont les racines françaises semblent occultées par les Gender Studies adoubées par les universités américaines.», Anne Castaing, « Penser la différence: du féminisme et de la postcolonie », sur Le Carreau de la BULAC (consulté le )
  20. (en) « Japan's Kyoto Prize winners share $1.8 million », Agence France-Presse,
  21. Remise du titre de docteur honoris causa à Gayatri Chakravorty Spivak par Danielle Tartakowsky, présidente de l’université Paris-VIII
  22. Sonya Faure, « Spivak, la voix des subalternes », sur Libération,

Bibliographie[modifier | modifier le code]

Voir aussi[modifier | modifier le code]

Articles connexes[modifier | modifier le code]

Liens externes[modifier | modifier le code]