Des tortues jusqu'en bas

L'expression « des tortues jusqu'en bas » est une manière d'exprimer le problème de régression à l'infini. Elle fait référence à la cosmogonie de la Tortue monde (en) dans laquelle on suppose que la Terre est portée sur le dos d'une tortue. Cette tortue serait elle-même portée sur le dos d'une autre tortue plus grande, qui est elle aussi portée sur le dos d'une tortue plus grande encore et ainsi de suite indéfiniment, ou « jusqu'en bas ».
L'origine exacte de l'expression est incertaine. Sous la forme « des roches jusqu'en bas » (rocks all the way down), elle remonte au moins à 1838[1]. Quant à elles, des références à la Tortue monde, et à sa contrepartie l'Éléphant monde (en), sont faites par plusieurs auteurs au cours des XVIIe et XVIIIe siècles[2],[3].
L'expression a également été utilisée pour illustrer l'argument de la régression en épistémologie.
Histoire
[modifier | modifier le code]Mythologie indienne
[modifier | modifier le code]
Les premières variantes de l'expression « des tortues jusqu'en bas »[4],[5] ne font pas toujours explicitement référence à la régression infinie (c'est-à-dire à la partie « jusqu'en bas »). Elles sont rattachées aux mythologies de l'Éléphant et de la Tortue monde, ou d'autres créatures similaires qui proviendraient de la mythologie hindoue.
La première référence connue à l'expression d'origine hindoue se retrouve dans une lettre du jésuite Emanuel da Veiga (1549–1605), écrite à Chandragiri le [6]. L'écrit de Veiga semble être parvenu à Samuel Purchas, qui le paraphrase dans Purchas His Pilgrims (1613/1626)[7],[8]. Purchas semble lui aussi être repris, cette fois par John Locke dans Essai sur l'entendement humain (1689)[2]. Dans la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient (1749), Diderot reprend la fable pour mieux s'en moquer : "Monsieur Holmes mon ami, confessez d’abord votre ignorance, et faites-moi grâce de l’éléphant et de la tortue"[9]. L'histoire est également abordée par Henry David Thoreau dans l'entrée du de son journal personnel[10].
Forme moderne
[modifier | modifier le code]
Sous la forme « des roches jusqu'en bas » (rocks all the way down), l'expression remonte au moins à 1838, alors qu'elle paraît dans une anecdote anonyme publiée par le New York Mirror[1].
Quant à elle, la version avec la tortue paraît en 1854 dans la transcription d'un commentaire du prêcheur Joseph Frederick Berg à Joseph Barker (en)[11].
Plusieurs écrits du XXe siècle, dont un du linguiste John R. Ross (en)[12], attribuent l'expression au psychologue et philosophe William James[13],[14]. James fait ainsi référence à la forme avec roches dans son essai Rationality, Activity and Faith (1882)[15].
Utilisations
[modifier | modifier le code]Philosophie
[modifier | modifier le code]La métaphore est utilisée pour illustrer le problème de la régression infinie en épistémologie, notamment par Johann Gottlieb Fichte en 1794[16][page à préciser].
David Hume aborde la légende dans ses Dialogues sur la religion naturelle (1779)[3].
Bertrand Russell fait également mention de l'histoire dans Pourquoi je ne suis pas chrétien (1927).
Sciences
[modifier | modifier le code]Stephen Hawking aborde l'histoire dans son livre Une brève histoire du temps (1988)[17].
Hubert Reeves aborde également le sujet de temps à autre[4].
Variations
[modifier | modifier le code]L'expression est reprise maintes fois dans des essais et dans la culture populaire. Ainsi, l'artiste country Sturgill Simpson en a fait une chanson (en) parue dans son album Metamodern Sounds in Country Music (en) (2014)[18], remixée par Ott. dans son album In Dub (en)[19]. L'expression est également reprise par l'écrivain John Green dans le titre original de son roman Tortues à l'infini (2017)[20].
Terry Pratchett rend hommage au mythe dans ses Livres du Disque-monde.
Dans un contexte de ludification, Microsoft Visual Studio a créé une distinction (badge) "Turtles All the Way Down", qui est décernée aux classes possédant au moins 10 niveau d'héritage[21].
Notes et références
[modifier | modifier le code]- (en) Cet article est partiellement ou en totalité issu de l’article de Wikipédia en anglais intitulé « Turtles all the way down » (voir la liste des auteurs).
- (en) « Unwritten Philosophy », New-York Mirror, vol. 16, no 12, , p. 91 (lire en ligne)
- John Locke (1689). Essai sur l'entendement humain, livre II, chapitre XXIII, section 2
- David Hume (1779). Dialogues sur la religion naturelle, partie 4.
- Dominique Leglu, «Les tortues du Big Bang», sur Libération.fr,
- ↑ Isabelle Stengers, P. Dumouchel et J.-P. Dupuy, « Des tortues jusqu'en bas », dans L'auto-organisation, De la physique au politique, Éditions du Seuil, , 37–51 p. (lire en ligne)
- ↑ Charpentier 1924 citant John Hay, De rebus Japonicis, Indicis, and Peruanis epistulæ recentiores (Anvers, 1605, p. 803f.)
- ↑ (en) Will Sweetman, Indology mailing list, citant Dieter Henrich, 'Die "wahrhafte Schildkröte"' Hegel-Studien 2 (1963), p. 281-91
- ↑ Charpentier 1924.
- ↑ Denis Diderot (1749). Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient
- ↑ (en) David M. Gross, « TPL • Excerpts from H.D. Thoreau’s journals (1852) », sur The Picket Line
- ↑ (en) Joseph Barker, Great Discussion on the Origin, Authority, and Tendency of the Bible, between Rev. J. F. Berg, D.D., of Philadelphia, and Joseph Barker, of Ohio, Boston, J. B. Yerrinton & Son, Printers, (lire en ligne), p. 48
- ↑ (en) John R. Ross, Constraints on variables in syntax (Doctoral dissertation), Massachusetts Institute of Technology, (hdl 1721.1/15166)
- ↑ (en) Robert Anton Wilson (1983). Prometheus Rising. Phoenix, AZ: New Falcon Publishers. p. 25. (ISBN 1-56184-056-4)
- ↑ http://cerveau.pensee.free.fr/livre/tortues.pdf
- ↑ (en) William James, « Rationality, Activity and Faith », The Princeton Review, , p. 82 (lire en ligne)
- ↑ (en) Fichte, J. G. (1794). Ueber den Begriff der Wissenschaftslehre oder der sogenannten Philosophie (Concerning the Conception of the Science of Knowledge Generally) (A. E. Kroeger, Trans.).
- ↑ (en) Hawking, Stephen, A Brief History of Time, Bantam Books, (ISBN 978-0-553-05340-1, lire en ligne
)
- ↑ (en) Matt Hendrickson, « Sturgill Simpson: Country Philosopher », sur Garden & Gun, (consulté le )
- ↑ (en)https://books.google.com/books?id=xxfGBQAAQBAJ&pg=PT154
- ↑ (en) Jennifer Senior. "In John Green’s ‘Turtles All the Way Down, ’ a Teenager’s Mind Is at War With Itself.", The New York Times, 10 octobre 2017, consulté le 29 octobre 2017.
- ↑ (en) « The coding game: Microsoft’s Visual Studio gets badges, achievements and leaderboard »,
- (en) Robert Rudnicki, « Turtles All the Way Down: Foundation, Edifice, and Ruin in Faulkner and McCarthy », sur The Faulkner Journal, Johns Hopkins University Press, (DOI 10.1353/fau.2010.0002), p. 23-52
Bibliographie
[modifier | modifier le code]- (en) J. Charpentier, « A Treatise on Hindu Cosmography from the Seventeenth Century (Brit. Mus. MS. Sloane 2748 A) », Bulletin of the School of Oriental Studies, université de Londres, vol. 3, no 2, , p. 317-342