Contrôle coercitif
L’emprise coercitive conjugale (anglais : coercive control, souvent calqué en contrôle coercitif[1]), ou comportement coercitif et dominant dans la sphère intime, est une forme de violence fondée sur un ensemble de tactiques de domination d’un conjoint sur l’autre — isolement, intimidation, privation de ressources, surveillance, menaces ou humiliations — plutôt que sur des agressions physiques ponctuelle[2],[3],[4],[5],[6]. Elle articule deux dimensions : l’emprise exercée, correspondant aux procédés mis en œuvre par l’agresseur, et l’emprise subie, qui renvoie au vécu de la victime, marqué par la peur, la dépendance et la perte de repères. Cette notion met en évidence le caractère systémique et cumulatif de la domination, ainsi que l’état de vulnérabilité qu’elle engendre.
Description
[modifier | modifier le code]Origine de la notion
[modifier | modifier le code]La notion d’emprise coercitive conjugale a été théorisée par le sociologue américain Evan Stark. En 2007, il publie Coercive Control : How Men Entrap Women in Personal Life (« L’emprise coercitive : comment les hommes enferment les femmes dans la sphère intime »), ouvrage qui a popularisé ce concept dans les sciences sociales et juridiques.
Stark définit l’emprise coercitive comme une privation de liberté et de droits civiques au sein du couple. Loin de se limiter aux violences physiques, elle repose sur un ensemble de tactiques cumulatives et systémiques : isolement, surveillance, manipulation psychologique, pressions économiques, menaces. Ces stratégies constituent l’emprise exercée (control) par l’agresseur ; elles produisent chez la victime une emprise subie (entrapment), caractérisée par l’impossibilité pratique de se soustraire à la relation. La force du modèle de Stark réside précisément dans cette articulation entre emprise active et emprise subie : comprendre non seulement ce que fait l’agresseur, mais aussi pourquoi la victime ne peut plus partir.
Ses travaux s’inscrivent dans la continuité des recherches féministes sur les violences faites aux femmes, en soulignant leur dimension structurelle et genrée : l’emprise coercitive conjugale n’est pas un contrôle, au sens où ce n’est pas un épisode ponctuel de vérification abusive, mais un processus où la contrainte psychologique et sociale occupe une place centrale[7].
Mécaniques et effets
[modifier | modifier le code]Si l’emprise coercitive conjugale peut être exercée par une femme sur un homme ou dans des couples homosexuels, les données disponibles indiquent qu’elle s’inscrit majoritairement dans une dynamique genrée, exercée par des hommes sur des femmes[8]. Les chercheurs Isabelle Côté et Simon Lapierre la décrivent comme une série de « microrégulations du quotidien ». Elle peut combiner des actes de violence identifiables et des stratégies de contrainte moins visibles : gaslighting (déstabilisation mentale systématique), menaces voilées, isolement social, restrictions arbitraires. Ces méthodes conduisent fréquemment la personne ciblée à s’isoler de son environnement social, se culpabiliser, développer une hypervigilance, perdre estime de soi et autonomie. Certaines victimes témoignent de niveaux élevés d’anxiété ou de crises de panique[9].
L’emprise coercitive peut comprendre des violences physiques. Dans ce contexte, celles-ci ne constituent pas des incidents isolés, mais s’inscrivent dans la stratégie globale de domination : elles servent à instaurer un climat de peur durable. Le conjoint violent peut menacer de recourir à la force ou l’utiliser ponctuellement ; un unique épisode peut « suffire à terroriser une victime pendant plusieurs années »[9]. La présence d’emprise coercitive conjugale est un indicateur fréquent de violences aggravées : agressions sexuelles, féminicides ou filicides[10].
Modes opératoires de l’emprise coercitive conjugale
[modifier | modifier le code]Selon le Domestic Abuse Intervention Program (DAIP) de Duluth (Minnesota, États-Unis), l’auteur des violences peut établir ou maintenir son emprise par divers moyens, synthétisés dans le schéma dit « roue du pouvoir et du contrôle »[11].
Dans ce modèle, la violence physique et sexuelle, figurant sur le pourtour de la roue, n’est qu’un élément parmi d’autres, souvent considéré comme secondaire par rapport aux méthodes non physiques. Les autres catégories recensées sont : l’intimidation ; la violence émotionnelle ; l’isolement ; la négation des violences et l’inversion de la culpabilité ; l’utilisation des enfants à l’encontre de l’autre parent ; les menaces ; la violence économique et administrative ; l’exploitation des privilèges masculins, définie dans le modèle comme un ensemble de comportements liés à un rapport de genre inégalitaire.
Ces catégories se déclinent en de nombreuses pratiques : imposition de règles de conduite arbitraires (par exemple, obligation de répondre à un message dans un délai très court) ; conduite dangereuse sous l’effet de la colère en présence de la victime ; accusations infondées d’infidélité ; refus de soins médicaux ou de thérapies pour un enfant en coparentalité ; surveillance de l’habillement ; chantage au suicide[9],[12]…
Le guide juridique de 2015 pour l’Angleterre et le pays de Galles, Statutory Guidance Framework on Controlling or Coercive Behaviour in an Intimate or Family Relationship (« Cadre d’orientation légale sur les comportements coercitifs et dominants dans la sphère intime ou familiale »), fournit également une liste d’exemples :
- isoler la personne de ses proches ;
- la priver de ses besoins fondamentaux ;
- surveiller son emploi du temps ;
- la suivre en utilisant des moyens électroniques ou des logiciels espions ;
- restreindre certains aspects de sa vie quotidienne (lieux fréquentés, personnes rencontrées, choix vestimentaires, heures de sommeil) ;
- lui interdire l’accès à des services de soutien ;
- la rabaisser de façon répétée ;
- lui imposer des règles ou activités humiliantes ;
- l’impliquer dans des actes illégaux pour l’exposer à des poursuites ;
- l’exploiter financièrement ;
- la menacer de violences physiques, de mort ou parler de suicide[13] ;
- menacer ses enfants ;
- menacer de divulguer des informations privées ;
- commettre des agressions ou des destructions de biens ;
- commettre un viol ;
- entraver sa liberté de déplacement ou sa possibilité de travailler[13],[14].
L’emprise coercitive conjugale résulte d’un ensemble de tactiques qui, prises isolément, ne constituent pas nécessairement un abus. Un acte ponctuel (par exemple, accuser sa partenaire d’infidélité une fois dans une relation par ailleurs équilibrée) ne relève pas de l’emprise coercitive, sauf si cet acte s’inscrit dans un schéma plus large d’humiliation, de microgestion et d’isolement.
Effets de l’emprise coercitive conjugale sur les enfants
[modifier | modifier le code]L’emprise coercitive conjugale constitue un comportement parental gravement préjudiciable au développement et au bien-être des enfants. Souvent témoins des violences exercées contre l’autre parent, ils peuvent également en être directement victimes ou servir d’instruments à l’auteur qui cherche à maintenir ou à accroître son emprise[15].
Par exemple, d’après une étude qualitative menée au Royaume-Uni, certains pères violents empêchent leurs enfants de passer du temps avec leur mère ou leurs grands-parents, de rendre visite à leurs amis ou de participer à des activités extrascolaires. Selon la chercheuse Emma Katz, l’emprise coercitive conjugale place les enfants dans un environnement « isolé » et « contraint », ce qui peut freiner leur développement affectif[16].
Une autre étude montre qu’un parent violent peut instrumentaliser ses enfants pour affaiblir le lien qui les unit à l’autre parent, afin de l’isoler au sein même du foyer. Cette stratégie peut prendre la forme de gestes apparemment bienveillants : plaisanteries, cadeaux, financement d’activités. De tels comportements peuvent inciter les enfants à percevoir ce parent comme généreux et à attribuer au parent non violent la responsabilité des tensions ou des conflits (Bancroft et Silverman, 2002)[17].
Par ailleurs, l’emprise coercitive conjugale prive souvent les enfants de la disponibilité émotionnelle du parent victime. Selon la thérapeute Danielle McLeod, certains auteurs de violences minent l’autorité parentale de leur conjointe ou ex-conjointe en s’attaquant au respect que les enfants lui portent. Cette stratégie conduit fréquemment les mères à un épuisement émotionnel et à une distance affective, aggravés par le sentiment que leur rôle parental est vidé de sa substance[17].
Facteurs de risque
[modifier | modifier le code]L’emprise coercitive conjugale est, dans la grande majorité des cas documentés, exercée par des hommes sur leur conjointe. Elle se poursuit fréquemment après la séparation. La rupture constitue une période particulièrement périlleuse pour les femmes qui en sont victimes, car elle accroît le risque de violences graves, y compris le féminicide et l’homicide d’enfants[9].
L’emprise coercitive conjugale et le droit
[modifier | modifier le code]Dans plusieurs pays, l’emprise coercitive a fait l’objet d’une reconnaissance juridique explicite. Le Royaume-Uni a ouvert la voie en 2015 avec la création d’une infraction autonome de « comportement coercitif et dominant » (controlling or coercive behaviour). Depuis, d’autres juridictions ont suivi : aux États-Unis, huit États ou territoires (dont la Californie, le Michigan, le Maine et le Massachusetts) ont intégré la notion d’emprise coercitive dans leur droit de la famille ou leur législation sur la violence domestique ; en Australie, la Nouvelle-Galles du Sud (2024) et le Queensland (2025) ont pénalisé ce type de comportement, tandis que l’Australie-Méridionale prépare une réforme analogue. Au Canada, la notion figure expressément dans la loi sur le divorce modifiée en 2019, qui inclut le « comportement coercitif et dominant » dans la définition de la violence familiale, mais elle ne constitue pas pour autant une infraction autonome dans le Code criminel.
Angleterre et pays de Galles
[modifier | modifier le code]La reconnaissance explicite de l’emprise coercitive apparaît à l’article 76 de la loi britannique de 2015 relative aux infractions pénales graves (Serious Crime Act 2015), qui crée une infraction autonome de « comportement coercitif et dominant dans la sphère intime ou familiale »[13]. Ce texte est souvent présenté comme le premier exemple de pénalisation explicite de ce type de violence répétée ou continue. L’infraction est constituée lorsque ce comportement fait craindre à la victime qu’elle subira des violences à plus d’une reprise, ou lorsqu’il provoque chez elle une détresse telle que ses activités quotidiennes en sont entravées.
Un document officiel d’orientation intitulé Statutory Guidance Framework on Controlling or Coercive Behaviour in an Intimate or Family Relationship (« Cadre d’orientation légale sur les comportements coercitifs et dominants dans la sphère intime ou familiale »), publié en application de l’article 77 de la loi de 2015, fournit une liste non exhaustive de comportements caractéristiques de l’exercice d’une emprise coercitive[18].
La loi britannique de 2021 sur les violences domestiques (Domestic Abuse Act 2021) inclut parmi celles-ci les comportements coercitifs et dominants tels que les violences économiques, psychologiques, émotionnelles ou autres. Elle définit la « violence économique » comme toute conduite visant à limiter ou entraver la capacité de la victime à acquérir, utiliser ou conserver des ressources financières ou matérielles, ou à accéder à des biens et services[19]. Cette forme de violence peut constituer un instrument de l’emprise coercitive, mais elle n’en épuise pas la portée.
Un amendement de 2021 a élargi le champ d’application de la loi sur le comportement coercitif et dominant en supprimant la condition de cohabitation, ce qui permet de poursuivre l’auteur même après séparation[20].
Irlande
[modifier | modifier le code]En 2019, l’Irlande a promulgué la loi de 2018 sur la violence domestique (Domestic Violence Act 2018), qui a permis d’identifier la pratique de l’emprise coercitive à partir de ses effets sur la victime. Sur cette base, elle a été définie comme « tout élément de preuve d’une détérioration du bien-être physique, psychologique ou émotionnel du demandeur ou d’une personne à charge, causée directement par la crainte du comportement du défendeur »[21].
Canada
[modifier | modifier le code]La loi fédérale sur le divorce a été modifiée en 2019 afin d’inclure expressément le « comportement coercitif et dominant » dans la définition de la violence familiale[22]. Cette réforme, qui s’applique à l’ensemble des relations familiales et pas seulement conjugales, énumère divers comportements constitutifs d’une emprise coercitive : isolement forcé, harcèlement (y compris la traque), privation des besoins essentiels, mauvais traitements psychologiques, exploitation financière, menaces ou atteintes à des animaux ou à des biens[22]. Le ministère de la Justice du Canada a souligné que « bien que toute forme de violence soit préoccupante, la violence de nature coercitive et dominante constitue généralement le type de violence le plus grave dans le contexte du droit de la famille, en raison de son aspect cumulatif et du danger accru qu’elle représente »[23]. Ces dispositions guident désormais les tribunaux lorsqu’ils statuent sur l’intérêt supérieur de l’enfant, notamment pour la garde et le partage des responsabilités parentales.
En parallèle, un débat s’est ouvert sur la pénalisation spécifique de l’emprise coercitive. En 2021, le projet de loi C-202 proposait d’inscrire dans le Code criminel une infraction autonome de « conduite contrôlante ou coercitive », sur le modèle des réformes britanniques, afin de sanctionner directement l’exercice d’une emprise coercitive conjugale au sens théorisé par Evan Stark. Ce projet définissait les conséquences préjudiciables visées : peur répétée de subir des violences, isolement social, entrave au bien-être des enfants, absences au travail ou à l’école, déménagement forcé[24]. Le texte n’a toutefois pas été adopté. Ses objectifs ont été repris par le projet de loi C-332, introduit en 2023, actuellement en examen en comité au Sénat, à la suite de son renvoi en commission le jeudi 5 décembre 2024[25].
En l’absence d’infraction autonome, les tribunaux canadiens sanctionnent le comportement coercitif au moyen d’infractions existantes, comme le méfait[26],[27],[28], le vol[26],[28], les menaces[27], l’extorsion[29], le harcèlement[30],[31], les voies de fait[30] ou l’intimidation[31],[32]. La jurisprudence montre que l’exercice d’une emprise coercitive est reconnu et sanctionné aussi bien dans le cadre conjugal — par exemple, Droit de la famille — 22121, où la garde d’enfants a été confiée à la mère face au comportement manipulateur du père[33] — que dans des relations familiales hors couple, comme dans L.V. c. Y.R., qui portait sur l’isolement et l’exploitation financière d’une mère âgée par sa fille[34].
Écosse
[modifier | modifier le code]Le Domestic Abuse (Scotland) Act 2018 définit le « comportement abusif » de manière à inclure implicitement l’emprise coercitive. Un comportement abusif y est défini comme un « schéma de comportements » qui, intentionnellement ou par imprudence, cause un préjudice psychologique ou physique à une partenaire ou à une ex-partenaire. Ces actes, ainsi que leurs conséquences, placent la victime dans une situation de dépendance ou de subordination. Celle-ci est isolée de son réseau de soutien, tandis que ses activités quotidiennes sont surveillées et régulées, et sa liberté d’action limitée ou restreinte. Ces comportements génèrent chez la victime peur, humiliation, dégradation ou punition. L’infraction peut aussi se manifester par des atteintes aux biens ou par des omissions volontaires[35]. La loi met l’accent sur le caractère cumulatif des comportements et leurs effets de dépendance et de subordination.
États-Unis
[modifier | modifier le code]La reconnaissance de l’emprise coercitive varie selon les juridictions américaines. Neuf États ou territoires la mentionnent explicitement (l’Arkansas, la Californie, Hawaï, le Maine, le Michigan, l’Oklahoma, Porto Rico et le Massachusetts), dont le Connecticut avec la « Jennifers’ Law » (2021), nommée en mémoire de Jennifer Farber Dulos et Jennifer Magnano[36]. Douze autres États ou districts y font référence de manière implicite, notamment le Colorado, l’Illinois, le Maryland ou l’Oregon[37].
Belgique
[modifier | modifier le code]La Belgique n’a pas inscrit l’emprise coercitive comme infraction autonome dans son Code pénal. En revanche, la loi Stop Féminicide, adoptée le 11 juillet 2023, reconnaît et définit cette notion dans le cadre des violences conjugales. Elle permet ainsi de considérer un comportement coercitif comme circonstance aggravante pouvant influencer la qualification des faits et les peines prononcée. L’Institut pour l'égalité des femmes et des hommes a publié des guides destinés à la police, aux services d’aide aux victimes et aux psychologues. Ces outils visent à mieux identifier les signaux d’alerte et à orienter les victimes vers une protection juridique et psychologique.
France
[modifier | modifier le code]Depuis 2010, le Code pénal punit certaines formes de violences psychologiques et de harcèlement moral, dispositions qui couvrent des comportements caractéristiques d’une emprise coercitive sans définir cette notion comme infraction autonome[38]. Le harcèlement moral peut consister à soumettre sa partenaire à des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de vie[39].
Depuis, plusieurs délits se réfèrent à des comportements coercitifs et dominants : communications malveillantes visant à troubler la tranquillité, géolocalisation intrusive sans consentement, usurpation d’identité, atteinte au secret des correspondances ou installation de dispositifs d’écoute illégaux[38],[40],[41]. Ces comportements sont jugés par les juridictions correctionnelles et font l’objet de peines aggravées lorsqu’ils ont lieu dans un cadre conjugal.
Le droit de la famille aborde également, de manière implicite, des situations d’assujettissement. Depuis 2010, le juge saisi d’une affaire relative à l’autorité parentale doit tenir compte des violences, qu’elles soient physiques ou psychologiques, qu’un parent exerce sur l’autre[42]. En 2020, la loi a supprimé l’obligation de médiation en cas de divorce lorsqu’il existe des allégations de violences ou une « emprise manifeste » d’un conjoint sur l’autre[43].
La jurisprudence a contribué à consolider cette reconnaissance. Par un arrêt du 22 mars 2023, la cour d’appel de Poitiers s’est référée pour la première fois à la notion de « contrôle coercitif » pour qualifier des violences conjugales. Si cette qualification n’a pas de valeur normative, elle témoigne d’une ouverture de la justice française aux études développée en droit comparé et dans la recherche scientifique, et pourrait orienter de futures évolutions législatives[44].
Enfin, un projet de loi adopté par l’Assemblée nationale en janvier 2025 proposait la création explicite d’un délit de « contrôle coercitif » dans le Code pénal. Toutefois, lors de son examen au Sénat en avril, les sénateurs ont retiré cette formulation, la jugeant trop imprécise et juridiquement fragile. Ils ont néanmoins conservé la logique du dispositif en renforçant le délit existant de harcèlement sur conjoint, et en y intégrant des éléments représentatifs de l’exercice d’une emprise coercitive conjugale (restreindre la liberté de mouvement, exercer des pressions psychologiques ou financières)[45]. Ce texte n’est pas encore définitivement adopté — la navette parlementaire se poursuit.
Suisse
[modifier | modifier le code]La conseillère nationale Jacqueline de Quattro a déposé en mars 2025 une motion au Conseil national visant à intégrer le comportement coercitif dans le Code pénal. Le Conseil fédéral reste pour l’instant réticent, estimant que le droit pénal actuel suffit à traiter ces situations[46].
Limites et critiques
[modifier | modifier le code]Bien que largement adopté dans les sciences sociales et reconnu par plusieurs législations, le concept d’emprise coercitive élaboré par Evan Stark a suscité certaines réserves dans la littérature académique.
D’une part, la notion est critiquée pour son caractère parfois imprécis. Stark la définit comme un système global d’assujettissement qui dépasse les violences physiques pour inclure des dimensions psychologiques, sociales et économiques. Toutefois, cette approche large rend difficile sa délimitation exacte et son opérationnalisation dans les recherches empiriques. Walklate et Fitz-Gibbon estiment ainsi que cette complexité peut fragiliser son usage en droit pénal, où des critères clairs et mesurables sont nécessaires pour qualifier une infraction[47].
D’autre part, plusieurs auteurs soulignent les difficultés liées à la preuve judiciaire. Prouver une dynamique d’emprise coercitive suppose d’établir un continuum de comportements souvent banalisés, fragmentés ou contestés, dont la gravité n’apparaît qu’à travers leurs effets cumulatifs. Cette caractéristique expose les juges à un risque de subjectivité dans l’évaluation du « climat » relationnel, ce qui conduit à une jurisprudence parfois hétérogène[48].
Enfin, certains chercheurs ont mis en avant les limites de portée du modèle. Développé dans un contexte anglo-américain et centré sur la domination masculine dans le couple hétérosexuel, il tend à négliger d’autres configurations : hommes victimes, couples homosexuels ou relations d’emprise hors du cadre conjugal (relations familiales ou de dépendance)[49]. Sans remettre en cause la pertinence du modèle pour décrire la majorité des situations documentées, ces critiques invitent à le compléter par une analyse plus diversifiée des contextes culturels et relationnels.
Critiques des réponses étatiques à l’emprise coercitive
[modifier | modifier le code]Plusieurs experts reprochent aux intervenants judiciaires et sociaux de fragmenter les incidents de violence conjugale en épisodes distincts étalés dans le temps, plutôt que de les inscrire dans une dynamique relationnelle violente[9]. On parlera par exemple d’un « seul » incident de voie de fait survenu il y a des années, en omettant la terreur durable que l’incident a pu causer chez la victime.
Des experts reprochent également aux intervenants qui accompagnent des femmes dans leur processus de séparation de peiner à distinguer les conflits conjugaux de la violence conjugale. Côté et Lapierre notent par exemple que les tribunaux ont tendance à recourir à un langage inapproprié pour caractériser la violence conjugale. Une juge emploiera par exemple le terme « querelle » ou « conflit » plutôt que « comportement coercitif », et ce faisant oblitère le rapport de domination qui caractérise la relation[9].
La notion non empirique du syndrome d'aliénation parentale est également dénoncée par plusieurs experts comme une manipulation des processus juridiques par les ex-conjoints violents. Selon la chercheuse Suzanne Zaccour, la théorie du syndrome d’aliénation parentale est utilisée pour rejeter le blâme sur la mère-victime lorsqu’il s’agit d’« expliquer le refus d’un enfant de voir un parent (souvent le père) »[50]. Cela « conduit les tribunaux à ordonner des transferts de garde parfois contraignants et à empêcher tout contact entre l’enfant et son parent préféré » [notre traduction][50]. Zaccour a documenté que la violence conjugale est largement répandue dans les affaires d’aliénation parentale, et que les tribunaux ne parviennent pas à identifier la violence dont les mères tentent de protéger leurs enfants et de se protéger elle-même. Ce faisant, les tribunaux oblitèrent la violence conjugale et punissent les mères pour avoir « aliéné » leurs enfants[50].
Les forces de police ont une difficulté démontrée à identifier l’emprise : les agents minimisent souvent les violences qui ne sont pas physiques, et se concentrent conséquemment sur des incidents de violence physique plutôt que sur la violence généralisée qui caractérise une relation d’emprise coercitive[51].
Des experts dénoncent également les problèmes d’arrimage entre les différents tribunaux qui surviennent typiquement dans les instances de violence conjugale. Les mêmes faits peuvent donner lieu à des recours devant diverses instances, notamment en droit de la famille, en droit pénal et criminel, en responsabilité extracontractuelle et en protection de la jeunesse. Dépendamment de la juridiction, une victime peut donc avoir à re-raconter les violences subies plusieurs fois à plusieurs cours. Lorsque différentes cours sont saisies d’une même affaire impliquant les mêmes parties, il arrive aussi qu’elles rendent des décisions contradictoires[52].
Notes et références
[modifier | modifier le code]- ↑ La locution « contrôle coercitif », calque de coercive control[1], décrit imparfaitement les violences conjugales systémiques. Limite sémantique : en français, un « contrôle » est fondamentalement une vérification ponctuelle, ce qui occulte la captivité globale, la « cage invisible » que décrit Stark[2]. Limite juridique : en France, la loi n° 2020-936 emploie « emprise » pour désigner la contrainte morale[3]. En avril 2025, le Sénat a supprimé le calque « contrôle coercitif » d’une proposition de loi pour renforcer la notion de harcèlement conjugal[4]. Débats doctrinaux : certains auteurs réservent « emprise » au vécu subjectif, à l’emprise subie (Gruev-Vintila et Toledo, 2021), mais d’autres y incluent les méthodes de domination matérielles et psychologiques, l’emprise exercée (Hirigoyen, 2005). La cour d’appel de Poitiers (31 janv. 2024) confirme cette définition en y intégrant surveillance et isolement [5]. La locution « emprise coercitive conjugale » rend mieux compte du coercive control en articulant les violences matérielles (« coercitive »), la dynamique de dépossession progressive (« emprise ») et le cadre genré des inégalités patriarcales (« conjugale »). — 1. Stark, E., Coercive Control : How Men Entrap Women in Personal Life, Oxford University Press, 2007, p. 228 . 2. Ibid., p. 204. 3. Loi n° 2020-936, articles 255, 373-2-10 (Code civil), article 226-14 (Code pénal), 30 juillet 2020. 4. Vie-publique.fr, « Proposition de loi visant à renforcer la lutte contre les violences sexuelles et sexistes », 7 avril 2025. Hirigoyen, M., Femmes sous emprise, Oh ! Éditions, 2005, p. 45-60 (ISBN 978-2266157582). 5 France Culture, Esprit de justice, « Une audience historique à la cour d’appel de Poitiers », janvier 2024.
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- ↑ « Violence conjugale: le «contrôle coercitif» bientôt punissable en Suisse? », sur 20 minutes, (consulté le )
- ↑ Sandra Walklate et Kate Fitz-Gibbon, « The criminalisation of coercive control: The power of law? », International Journal for Crime, Justice and Social Democracy, vol. 7, no 2, 2018, p. 94-108.
- ↑ Clare McGlynn, « Coercive control: Challenges in implementation and enforcement », Criminal Law Review, 2018, p. 96-113.
- ↑ Russell P. Dobash et R. Emerson Dobash, « The case for coercive control », Violence Against Women, vol. 21, no 9, 2015, p. 1003-1015.
- (en) Suzanne Zaccour, « Does Domestic Violence Disappear from Parental Alienation Cases? Five Lessons from Quebec for Judges, Scholars, and Policymakers », Canadian Journal of Family Law, , p. 307 (lire en ligne [PDF]) ; [notre traduction].
- ↑ Carmen Gill, « Comprendre le contrôle coercitif dans le contexte de la violence entre partenaires intimes au Canada : Comment traiter la question par l’entremise du système de justice pénale? » [PDF], sur UNB Fredericton, (consulté le ).
- ↑ Célyne Lalande et Sonia Gauthier, « Répondre aux problèmes d'arrimage entre les tribunaux en présence de violence conjugale » [PDF], sur trajetvi.ca, (consulté le ).
Liens externes
[modifier | modifier le code]- Juripop, « Violences conjugales et sexuelles (formations gratuites) » (consulté le )
- Refuge pour les femmes de l'Ouest de l'Île, « Contrôle coercitif : outils complémentaires au guide d'accompagnement » [PDF], sur wiws.ca, n/a (consulté le ).