Guerre des paysans en Alsace et en Lorraine

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Un paysan agitant un drapeau portant la mention Frÿheit (« Liberté ») (1525).

La guerre des Paysans (en allemand Bauernkrieg), aussi appelée guerre des Rustauds, désigne le conflit politique, religieux et social qui a secoué le Saint-Empire romain germanique de 1524 à 1526.

Au cours de l'année 1525, l'Alsace, le Westrich (en particulier le bailliage ducal d'Allemagne ) et le nord-est de la Franche-Comté, sont touchés à leur tour par cette insurrection, avec la constitution de bandes armées de paysans et d'artisans qui s'opposent au pouvoir ecclésiastique, princier et seigneurial. Ces bandes, organisées de manière rigoureuse avec des capitaines et des dirigeants élus, revendiquent un nouvel ordre social résumé par le fameux manifeste des XII Articles. Ce texte vise une plus grande équité dans les relations avec les pouvoirs ecclésiastique et seigneurial, une meilleure répartition de l'impôt, davantage de justice et une plus grande autonomie des communautés rurales.

L'écho important rencontré dans le duché de Lorraine, très majoritairement dans le bailliage d'Allemagne, et dans ses possessions alsaciennes (Marche de Marmoutier, Saint-Hippolyte, Val-de-Lièpvre), entraîne l'intervention du duc Antoine de Lorraine. Après avoir rassemblé les troupes ducales et fait appel à un contingent français commandé par son frère Claude, comte de Guise, le duc se lance dans une campagne rapide et sanglante contre les « séduits et abusés luthériens[1]». Au bout de quelques semaines, celle-ci aboutit à la destruction des bandes insurgées. Les affrontements se poursuivent encore quelques mois en Alsace méridionale et dans le nord-est de la Franche-Comté, entre Montbéliard et Belfort, où les rebelles locaux seront finalement dispersés à leur tour par les princes et seigneurs locaux.

Les origines sociales, politiques et religieuses du mouvement insurrectionnel[modifier | modifier le code]

La fin du quinzième siècle voit naître en haute et moyenne Rhénanie, de la Suisse du Nord à Mayence, et d'Alsace jusqu'en Souabe, divers mouvements de revendication politique et sociale. Ces derniers sont regroupés sous l'appellation populaire "Bundschuh" (le soulier à lacet), en référence aux souliers du roturier et de l'homme du commun, opposé à la botte seigneuriale. Ces conjurations, qui visent à rallier les campagnards contre les privilèges de la noblesse et du clergé, présentent déjà les grands traits des revendications de la guerre des paysans : exigence de liberté et de représentativité, redistribution des richesses et lutte contre l’endettement, droits de chasse et de pêche, recours à l’Empereur en tant que protecteur et juge impartial[2]. Divers épisodes de Bundschuhe vont émailler la moyenne Rhénanie, de la première manifestation, à Sélestat, en Alsace, en 1493, jusqu'au Bundschuh du contestataire Joss Fritz, à Fribourg-en-Brisgau, en 1517.

L'esprit frondeur du Bundschuh est relancé par la Réforme religieuse lancée par Martin Luther en 1517. Les thèses nouvelles portées par le réformateur permettent aux futurs dirigeants de la Guerre des Paysans de mieux synthétiser leur projet politique et social, en affinant l'argumentation de leurs revendications par des références précises au texte de l'Évangile. Cependant, Luther, qui au départ avait critiqué l'arbitraire de la société de l'époque, et ainsi contribué à l'esprit de contestation, désapprouve l'argumentation de revendications laïques et terrestres par les livres saints. Lorsque la Guerre des Paysans éclate, il se déclare neutre. En vue d'aboutir à un règlement pacifique, il écrit une déclaration publique, "Exhortation à la paix" (Ermahnung zum Frieden) dans laquelle il invite les seigneurs à satisfaire certaines revendications. Puis, face aux dévastations dues au conflit, heurté par l'exécution, par les insurgés, du comte de Helfenstein et de ses lieutenants à Weinsberg, il fait volte-face et condamne violemment les insurgés dans un pamphlet intitulé "Contre les bandes meurtrières et pillardes des paysans" (Wider die mördischen und räubischen Rotten der Bauern).

Il reste difficile, vu le contexte de l'époque, de séparer les revendications sociales et politiques des revendications religieuses, les deux dimensions étant étroitement liées dans la vie quotidienne, intellectuelle et spirituelle.

Le soulèvement dans le Saint-Empire romain germanique[modifier | modifier le code]

Carte de la guerre des paysans dans le Saint-Empire romain germanique.

Le conflit présente donc une combinaison de causes sociales, politiques et religieuses. Dans les différentes régions concernées, la condition des paysans est très variable. Des laboureurs aisés participent à la révolte, et la conjoncture économique n’est pas fondamentalement mauvaise. Il ne s’agit donc pas d’une révolte de la misère, même si le poids des redevances, de la servitude, de la dîme et des corvées était assez lourd pour contribuer à un réel endettement. Les XII Articles rédigés en Souabe et adoptés par la plupart des bandes paysannes contestent la hiérarchie ecclésiastique et aristocratique. Ils formulent des exigences, dont le droit de choisir leurs propres pasteurs, l'abolition du servage, le droit de pêche et de chasse, l'abolition de nombreux impôts féodaux et la garantie d'être traités justement par les tribunaux seigneuriaux. Principal argumentaire des rebelles, puisqu'ils prêtent serment sur le texte, les douze articles n'ont qu'une enveloppe religieuse, leur contenu est principalement d'ordre temporel.

Des combats entre les paysans et les représentants des nobles éclatent en 1524 à Stühlingen, dans ce qui est aujourd'hui le canton de Schaffhouse (nord de la Suisse, Forêt-Noire), et l'insurrection s'étend progressivement durant l'hiver 1524-1525 sur la plus grande partie de l'Allemagne centrale, occidentale et méridionale, à l'exception de la Bavière. La révolte est virulente en Thuringe, où elle prend un tour politique et religieux plus radical, sous l'influence d'un théologien qui veut aller plus loin que Luther, le réformateur Thomas Müntzer.

Après bien des atrocités et la mort de dizaines de milliers de paysans et de soldats, de femmes et d'enfants, les nobles de la ligue de Souabe écrasent la rébellion en Allemagne centrale ; les princes catholiques et luthérianisants alliés défont les insurgés de Thuringe à la bataille de Frankenhausen, et Antoine de Lorraine bat ceux d'Alsace et des environs à Saverne et Lupstein, puis à Scherwiller. Mais le soulèvement se prolonge dans le Tyrol jusqu'en 1526. La défaite du meneur paysan Michael Gaismair au siège de Radstadt signe l'échec ultime du vaste mouvement protéiforme amorcé en 1524. Les paysans du Saint-Empire n'obtiennent, en définitive, que de rares accords avec les autorités seigneuriales et ecclésiastiques, comme à Kempten, en Haute-Souabe ; en Autriche, quelques nobles abolissent certains des privilèges vitupérés lors du soulèvement. En Suisse, dans les Grisons, la principauté épiscopale de Coire est sécularisée.

Paradoxalement, l'opposition, puis l'hostilité affirmée de Martin Luther, dont les thèses ont fortement influencé les penseurs insurgés, a fini par contribuer à leur défaite. Autre paradoxe et non des moindres : malgré la virulente condamnation par Luther, l'insurrection paysanne a continué, au fil des siècles, d'être attribuée au mouvement luthérien par un certain nombre d'historiens, notamment catholiques. Ainsi, la Guerre des Paysans constitue-t-elle la première des guerres de religion qui ont ensanglanté l'Europe des XVIe et XVIIe siècles.

Les débuts de l'insurrection en Alsace[modifier | modifier le code]

Ce soulèvement a dû être préparé à l'avance, car il éclate dans différentes parties de l’Alsace pendant la semaine sainte, le mois d'avril 1525, à Heiligenstein, à Molsheim, à Dorlisheim et dans les environs. Face à l'extension des rassemblements armés, des pillages et insubordinations, les autorités d'Alsace, le bailli de Basse-Alsace Jacques de Morimont, le Magistrat de la ville de Strasbourg, l'évêché et les seigneurs locaux sont impuissants . Rapidement, plusieurs bandes insurrectionnelles se constituent, à l'image des rebelles d'outre-Rhin. La principale d'entre elles se crée en investissant et en pillant le couvent d'Altorf ; Érasme Gerber, un artisan tanneur originaire de Molsheim, y est élu "capitaine principal". D'autres bandes se constituent très rapidement , à Neubourg, à Stephansfeld, dans l'abbaye de Honcourt (Val-de-Villé), à Ebersmunster, ainsi que dans le Sundgau. Certaines bandes écrivent à la ville de Strasbourg pour lui demander son soutien dans la lutte qui s'ouvre.

La propagation dans le Westrich, le bailliage ducal d'Allemagne et en Franche-Comté[modifier | modifier le code]

Le mouvement est rapidement présent dans le Westrich, principalement dans des territoires dépendant du duché de Lorraine, et aux environs[3], autour de Morhange, Dieuze, Sarrebourg, Insming, Sarre-Union, Sarreguemines, Bitche, Mandelbachtal. Une vingtaine de cures et d'établissements religieux sont pillés, des affrontements violents ont lieu entre la maréchaussée ducale et les pillards[4]. Dans le comté de Deux-Ponts-Bitche, l'insurrection est massive. L'abbaye de Sturzelbronn est dévastée par la « bande des massues » (Kolbenhaufen) qui rejoint les rebelles du Palatinat. Une troupe de ce comté descend en Alsace pour rejoindre la bande de Neubourg, dont ils représentent le plus gros contingent. Une troisième rejoint les rebelles des environs de Sarreguemines. Le comte Reinhart de Deux-Ponts Bitche se précipite vers Antoine de Lorraine en le suppliant d'intervenir : « des six mille paysans de mon fief, moins de six me sont restés fidèles », reconnait-il.

Les insurgés venus des vallées de la Sarre, de l'Albe et de la Blies se regroupent et occupent l’abbaye de Herbitzheim qui, transformée en camp retranché, devient un centre de recrutement et rassemblement pour l'est et le sud du Westrich. Le capitaine général de la bande est Hans le passaigier (« péagier » ou « douanier », Zoller en vieil allemand), originaire de Rimling.

En Franche-Comté, une bande insurrectionnelle se constitue autour de Chaux, près de Belfort. Le mouvement s'étend à la principauté ecclésiastique de Luxeuil et à Lure, au bailliage d'Amont et au comté de Montbéliard. Le prieuré de Froidefontaines, les abbayes de Lucelle, de Belchamp sont inquiétés et celle de Faucogney-et-la-Mer est pillée.

Les seigneurs locaux battent le rappel de leurs troupes afin de tenter d'endiguer la propagation du soulèvement.

La réaction du duc Antoine de Lorraine et son départ en campagne[modifier | modifier le code]

Les thèses luthériennes sont, depuis plusieurs années, très sévèrement condamnées par le duc Antoine de Lorraine. Les autorités du duché se sentent également menacées par le volet social des revendications. Antoine de Lorraine est aussi inquiet pour ses fiefs d'Alsace. Il mesure le risque réel d'une propagation de la révolte à l'ensemble de ses possessions, y compris aux bailliages de langue romane. La langue n'est pas une barrière à la diffusion des Douze Articles ; ces derniers sont lus dans les Vosges et dans la ville impériale libre de Metz. Fin avril, sa décision est prise : il décide une expédition militaire pour mater l'insurrection avec sévérité. C'est dans un véritable esprit de croisade contre les hérétiques qu'il va engager les forces de son duché.

Le Antoine rassemble à Nancy des fantassins, des cavaliers et des artilleurs, dont plusieurs troupes mercenaires, avec artillerie, munitions et vivres, et se met en marche en direction du territoire entré en dissidence. Le lendemain il fait étape à Vic-sur-Seille d’où des détachements de cavaliers, d’archers et d’arquebusiers partent verrouiller les principaux passages vosgiens (Saint-Dié, Raon-l'Étape, Blâmont).

À Vic-sur-Seille, Antoine, rassemble entre le 4 et le 12 mai entre 12 000 et 15 000 hommes. Ce sont surtout des nobles du duché de Lorraine, et leurs soldats recrutés dans les prévôtés ; mais le gros de l'effectif est fourni par une puissante armée amenée de France par Claude de Guise, le frère d'Antoine. Celle-ci est constituée par des nobles originaires de Champagne, de Brie, et leurs compagnies, des cavaliers et mercenaires de diverses origines, lansquenets venus des Pays-Bas (Gueldre), des mercenaires espagnols, italiens, ainsi que des estradiots albanais.

Les bandes insurgées d'Alsace et des environs se constituent en confédération[modifier | modifier le code]

En Basse-Alsace, entre le 4 et le se tient à Molsheim une assemblée générale des paysans révoltés qui rassemble toutes les bandes insurgées des environs, y compris au-delà du Rhin et des Vosges. On y trouve les bandes ("haufen") locales (Altorf, Neubourg-Dauendorf, Stephansfeld, Ebersmunster et Honcourt), du Westrich (Herbitzheim), de Bade, (Oberkich), de Haute-Alsace (ancien comté de Sundgau). Les 10 et , ces derniers sont rejoints par des délégués de Cleebourg (Alsace) de Sturzelbronn (Westrich, comté de Bitche) et de Bockenheim et Geilweiler (Palatinat). Ces bandes paysannes se donnent une direction commune, élisent Érasme Gerber de Molsheim en tant que capitaine général et prônent une unité d'action. Leur mot d'ordre face aux seigneurs aristocratiques et ecclésiastiques est « vivre ensemble dans un nouvel ordre social ou mourir ». Ainsi, l'Alsace du nord devient l'épicentre du vaste mouvement insurrectionnel qui embrasse l'ensemble de l'Alsace elle-même, la partie orientale du bailliage lorrain d'Allemagne, ainsi que des portions du Palatinat et du pays de Bade. Antoine de Lorraine est informé de ce vaste mouvement de convergence et d'organisation de la rébellion. Si la réaction de son armée n'est pas rapide et définitive, les insurgés auront à leur disposition des troupes très largement supérieures en nombre, sinon en armement, et maîtriseront l'ensemble des campagnes concernées.

Les débuts de la campagne d'Antoine de Lorraine dans le Westrich[modifier | modifier le code]

Le , l'armée franco-ducale fait mouvement sur Dieuze, en territoire insurgé et se positionne en direction de Herbitzheim. Une attaque est prévue contre la bande insurgée qui s'y est installée, et qui le 7 mai compte environ 8000 hommes dont 2500 armés d'arquebuses. Le bailli ducal d'Allemagne, Jacques de Haraucourt et l'officier ducal de Sarreguemines, Hans Brubach, mettent sur pied une opération de reconnaissance conjointe. Celle-ci se heurte aux insurgés ; un affrontement armé laisse quelques morts sur le terrain et Hans Brubach est fait prisonnier. Devant l'arrivée de la puissante armée du duc de Lorraine, les insurgés décident d'évacuer l'abbaye de Herbitzheim et de trouver refuge auprès de leurs homologues alsaciens à Saverne.

Antoine de Lorraine décide alors de porter son armée dans la petite ville de Sarrebourg, à peu de distance de Saverne. La ville alsacienne, capitale épiscopale, a ouvert ses portes aux bandes confédérées sous l'autorité d'Érasme Gerber. C'est un nouvel affront religieux pour le duc Antoine, que l'épiscopat alsacien appelle plus que jamais à son secours. À Sarrebourg, le duc Antoine négocie avec le bailli de Basse-Alsace et le Magistrat de la ville impériale de Strasbourg afin d'être autorisé à réduire les bandes de la province et de pacifier ses propres fiefs locaux.

Saverne et Lupstein[modifier | modifier le code]

La bataille contre les Rustauds à Saverne (gravure de Gabriel Salmon illustrant le livre de Nicolas Volcyr de Serrouville, 1526).
Hans Baldung Grien, ville assiégée pendant la guerre des Paysans en Alsace, 1525.

Un parti favorable au soulèvement existe à Saverne, et les autorités de la ville décident d’abandonner la place. Le matin du samedi , des milliers d’insurgés pénètrent dans la ville sans avoir à livrer combat. Ceux du Westrich sont passés par Diemeringen, Graufthal, Dossenheim ; avec leur otage Hans Brubach, ils entrent triomphalement à Saverne le jour suivant. La bande de Neuwiller pénètre également en ville.

Dans le même temps, des cavaliers du duc de Lorraine ont investi le château du Haut-Barr, qui domine la ville. Le gros de l’armée franco-ducale, qui a quitté Sarrebourg la nuit du dimanche 14 au lundi , s’installe devant les remparts de Saverne où les premiers affrontements laissent quelques morts sur le terrain. Saverne est désormais encerclée par le corps expéditionnaire d'Antoine de Lorraine.

Le mardi une bataille a lieu à une douzaine de kilomètres de la ville, à Lupstein où se sont regroupés trois à quatre mille insurgés. Leur résistance désespérée, face aux assauts des cavaliers et lansquenets, aboutit à l’incendie du village et à l'exécution des habitants du lieu. Les insurgés regroupés derrière les remparts de Saverne perdent espoir et demandent à négocier. Antoine de Lorraine exige la libération de Hans Brubach et comme condition pour la vie sauve des rebelles, la soumission totale, y compris sur le plan religieux. Face à l’évolution défavorable de la situation, les chefs insurgés acceptent.

Le lendemain mercredi , alors que les assiègés ont ouvert les portes de la ville, déposé les armes et se rendent, un incident avec les lansquenets de l'armée franco-ducale déclenche un massacre. Les soldats tuent sans discernement, d'abord à l'extérieur de la ville, puis dans les rues et les maisons. Antoine de Lorraine et son frère Claude ne contrôlent plus leurs soldats qui mettent la cité à sac. Érasme Gerber est capturé et pendu dans la foulée, en compagnie d'un des dirigeants de la bande de Herbitzheim. Pendant ce temps Neuwiller est également occupé, avec nombre d'exactions.

Les estimations du nombre de morts, à Saverne, Lupstein et dans les environs, sont très difficiles ; elles oscillent entre environ dix mille et vingt mille victimes.

La bataille de Scherwiller[modifier | modifier le code]

L’armée quitte Saverne le jeudi pour Marmoutier en direction du sud ; la ville est rapidement pacifiée. Plus au sud, les bandes d’Alsace centrale (Ebersmunster, Honcourt, Ribeauvillé, Kaysersberg) aspirent à venger les morts de Saverne et des environs, et à continuer à défendre leur cause.

La plus importante de ces troupes, celle d’Ebersmunster, commandée par Wolf Wagner, prend place près de Scherwiller, où d’autres viennent la rejoindre. Cette armée dispose d’arquebuses et d’une artillerie capturée dans les places qu’elle a occupées. Elle bénéficie de l’appoint de soldats de métier, Suisses notamment. Elle a enfin choisi pour se battre un terrain favorable qu’elle connaît bien.

Le samedi 20 mai, la bataille se déroule sur les prés entourés de vignes, au débouché du val d'Argent et du val de Villé, entre les villages de Scherwiller et Châtenois. Au bout de plusieurs heures de combat, l'armée d'Antoine de Lorraine est à nouveau victorieuse. On relève cinq cents tués (chiffre estimé) dans le corps expéditionnaire franco-ducal, et quatre mille au minimum dans la coalition des quinze à vingt mille insurgés présents.

La fin des hostilités[modifier | modifier le code]

Battus en Basse et Moyenne Alsace, les révoltés tiennent encore une partie du sud. Les princes allemands et les autorités d'Alsace (Strasbourg, ville d'Empire reste neutre) supplient Antoine de continuer l’expédition. Probablement frappé par l’ampleur de la tuerie, mais vraisemblablement aussi inquiet quant au coût financier de la campagne, il refuse de poursuivre et dirige son armée sur Nancy, en passant par le Val de Villé. Le corps expéditionnaire subit une ultime attaque d'une bande d'insurgés dans le col de Saales, où elle subit des pertes humaines et matérielles. Finalement, les régiments arrivent à Lunéville et Saint-Nicolas-de-Port où ils peuvent vendre le produit de leur butin. Le , le duc et sa suite sont accueillis triomphalement dans la capitale ducale.

La fin de l'expédition ne met pas un terme à la guerre. Les insurgés sont impitoyablement traqués dans la région de Wissembourg. La lutte paysanne se poursuit encore quelques mois en Haute Alsace, notamment dans le Sundgau, dont le capitaine local est Heinrich Wetzel, ainsi qu'en Franche-Comté autour de Belfort et de Montbéliard.

Le calme revenu, Antoine fait réaliser une vaste enquête dans le bailliage d'Allemagne. Beaucoup de paysans et d'artisans reconnaissent s’être rendus aux rassemblements insurrectionnels et avoir participé au pillage des cures. Si l'historien Henri Lepage relativise le nombre d'exécutions, d'emprisonnements et d'amendes, son collègue Henri Hiegel estime quant à lui que la répression est largement sous-évaluée. En Haute-Alsace, elle semble avoir été particulièrement féroce, notamment par le tribunal d'Ensisheim.

La guerre des paysans dans le Saint-Empire, de laquelle participe l’expédition d’Antoine de Lorraine, a un profond retentissement en Occident. Cette insurrection populaire exprime à la fois la contestation sociale, politique et une revendication spirituelle, religieuse. Cependant, les chroniqueurs ont longtemps mis l’accent sur l’aspect religieux, ignorant les aspects de revendication sociale et politique. Le victorieux duc Antoine apparaît d'abord comme un croisé, défenseur impitoyable de la foi catholique menacée. Il semblerait que ce soit Friedrich Engels, par son ouvrage La Guerre des paysans en Allemagne qui ait ouvert la voie à une interprétation plus politique et sociale de ce vaste mouvement.

Livres, récits, légendes et postérité culturelle de la Guerre des Paysans en Lorraine et en Alsace[modifier | modifier le code]

Les développements de la campagne d'Antoine de Lorraine sont principalement connus par les travaux d'un des historiographes du duc, également son secrétaire et conseiller, Nicolas Volcyr de Serrouville. Témoin oculaire de la plupart des événements, l'écrivain en a rédigé un long panégyrique, une épopée évoquant les croisades, à la gloire du duc : L'Histoire et recueil de la triomphante et glorieuse victoire obtenue contre les séduits et abusés luthériens mécréants du pays d'Alsace et autres par le très haut et très puissant prince et seigneur Antoine en défendant la foi catholique, notre mère l'Église, et vraie noblesse, à l'utilité et profit de la chose publique, parfois abrégé en Relation de la guerre des Rustauds[5].

L'expression de guerre des rustauds est ultérieure, et se fonde sur un autre récit, en grande partie inspiré de celui de Volcyr, Rusticiados libri sex, écrit par le chanoine de Saint-Dié Laurent Pillart[6](ou Pilladius)[7] (1503-1562). L'ouvrage, rédigé en latin, est imprimé en 1548 à Metz[8]; lors de la régence de la mère du nouveau duc Charles III, le poème est traduit en français par Brayé de Nancy et publié sous le titre La Rusticiade. La mode était de flatter les princes, en l'occurrence feu le grand-père du jeune duc orphelin, en comparant leurs faits d'armes à ceux de l’Iliade, comme le sera La Henriade de Voltaire en hommage à Henri IV. Rustaud avait le sens d’habitant de la campagne et n'avait pas le sens réduit aujourd'hui à celui d'homme fruste. Cependant le mépris des paysans existait déjà et s'y entendait également. La connotation péjorative était à l'époque renforcée par la proximité avec les verbes rusteier, qui signifiait combattre rudement, et rustiser, qui signifiait maltraiter[9]. Dans l'expression rustauds s'entendait une association entre habitants des campagnes et brutes cognant alors que le terme paysan renvoie à une intégration sociale dans le pays et à un acteur du paysage.

À côté de l'histoire apologétique se sont développés des récits oraux donnant une réinterprétation historique à des légendes plus anciennes et composant une part importante du folklore lorrain[6].

En Moselle, la guerre des paysans a très vraisemblablement inspiré deux anciennes chansons, toutes deux recueillies par le folkloriste Louis Pinck :

  • la première, die Lumpenbauern, est en allemand littéraire. Il s'agit d'une chanson satirique sur les paysans qui ne veulent plus amener leurs victuailles aux couvents dont ils dépendent. En effet, cette chanson présente toutes les caractéristiques de la Bauernmoritat, cette forme de complainte paysanne qui a fleuri dans les terres germanophones méridionales dans le sillage de la Guerre des paysans. Elle est considérée par l'historien Henri Hiegel comme probablement rattachée à cette révolte[10],[11] ;
  • la seconde O, ich armer Lothringer Bur (moi, pauvre paysan lorrain), est en francique rhénan. Redécouverte dans les années 1970 par le groupe folk allemand Zupfgeigenhansel, elle connait une belle postérité au XXIe siècle, puisque reprise en 2017 par le groupe "Die Wandervögel", par le troubadour et poète mosellan Elvis Stengel et quelques autres. Cette chanson est peut-être le seul témoignage encore « vivant » de la guerre des paysans qui ait traversé les siècles.

Ces deux chansons figurent sur un disque édité en RDA en 1975, à l'occasion du 450e anniversaire de la guerre des paysans : Sie sind ins Feld gezogen ; Lieder des Bauernkriegs, interprétés par la chorale de l'université de Halle et Wittenberg.

En Alsace, on trouve également une Bauernmoritat : Das liet vom armen Pauer (« la chanson du pauvre paysan ») recueillie par Jean-Baptiste Weckerlin au dix-neuvième siècle. Elle a également été mise en lien avec la rébellion paysanne par cet historien de la musique. Mais contrairement à ses pendants mosellans, elle n'a pas connu d'adaptation moderne.

Du côté alsacien toujours, l'expédition d'Antoine de Lorraine a été à l'origine d'histoires populaires, mais aussi d'une forme folklorique de méfiance. L'ancien dicton Und Jesus sprach zu seinen Jüngern, hüte dich vor den Lothringern (« et Jésus dit à ses disciples, garde-toi des Lorrains »)[12] a-t-il pour origine la guerre des paysans ? C'est ce qu'une certaine tradition orale colporte. Mais la légende alsacienne s'est figée dans un affrontement entre Alsaciens et Lorrains, alors qu'en réalité, les paysans insurgés alsaciens et lorrains se battirent quelquefois côte à côte contre le pouvoir religieux et l'aristocratie de leurs provinces respectives, qui se sont unis pour les abattre.

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. (fr) Nicolas Volcyr de Serrouville, L’histoire et le recueil de la triumphante et glorieuse victoire obtenue contre les seduycts abusez Lutheriens mescreans du pays Daulsays et autres, Paris, Galiot du Pré, (lire en ligne).
  2. Bischoff Georges, Bischoff Georges, La guerre des paysans. L’Alsace et la révolution du Bundschuh, 1493-1525., Strasbourg, La Nuée Bleue, , 487 p. (ISBN 978-2716507554), p. 106-107.
  3. Volcyr de Sérouville, L’histoire et le recueil de la triumphante et glorieuse victoire obtenue contre les seduycts abusez Lutheriens mescreans du pays Daulsays et autres,, Paris, Galiot du Pré, (lire en ligne), Livre I, chapitres I, II, VII, VIII, XI, XVII.
  4. Lepage, Henri, Documents inédits sur la guerre des Rustauds, publiés et commentés par Henri Lepage, Nancy, L. Wiener, , p. 4, 33, 94, 34, 39, 40, 55, 94, 135, 169, 194.
  5. Relation de la guerre des Rustauds En ligne.
  6. a et b J.O.B. d'Haussonville, Histoire de la réunion de la Lorraine à la France, p. 22, note 1, Michel Levy frères, Paris, 1854.
  7. Odile Jurbert, La Réforme en Lorraine du sud au XVIe siècle in Les Réformes en Lorraine (1520-1620) sous la direction de Louis Châtellier. Presses universitaires de Nancy, 1986. (ISBN 2-86480-240-6). p. 64.
  8. Verdun-Louis Saulnier, L'épopée néo-latine dans la vie. La "Rusticiade" de Laurent Pillart, Paris, Association Guillaume Budé, , 10 p. (ISBN 2802-3080[à vérifier : ISBN invalide], lire en ligne), LH-37 pp. 359-369
  9. F. Godefroy, Lexique de l'ancien français, Honoré Champion, Paris, 1994, p. 469.
  10. Henri Hiegel, « Bibliographie : les livres », Les Cahiers Lorrains, no 1,‎ (ISSN 0758-6760).
  11. Henri Hiegel, La châtellenie et la ville de Sarreguemines de 1335 à 1630, Paris, Berger-Levrault, , p. 124.
  12. Cité par Freddy Sarg in En Alsace, les hommes politiques... et d'autres, nous font rire, Le Verger, chez Oberlin, Strasbourg.

Voir aussi[modifier | modifier le code]

Articles connexes[modifier | modifier le code]

Bibliographie[modifier | modifier le code]

  • Georges Bischoff, La guerre des paysans. L’Alsace et la révolution du Bundschuh. 1493-1525, Strasbourg. La Nuée bleue, .
  • Gautier Heumann, La guerre des paysans d'Alsace et de Moselle (Avril-) Paris, Editions sciences sociales, 1976
  • Henri Lepage, Documents inédits sur la guerre des rustauds. Ed. L. Wiener, 1861.
  • Henri Hiegel, La châtellenie et la ville de Sarreguemines, de 1335 à 1630. Editions Berger-Levrault 1934.
  • Surdel Alain-Julien, La croisade du duc Antoine de Lorraine contre les paysans révoltés d'Alsace, édition en français moderne du texte original de Volcyr de Sérouville, La Nuée bleue, 2018
  • [Louis Schlaefli 2020] Louis Schlaefli, « Molhseim, à l'époque de la guerre des Paysans (1524-1525) », Annuaire, Société d'Histoire et d'Archéologie de la Région de Molsheim et Environs,‎ , p. 41-70 (ISSN 0986-1610)
  • [Georges Bischoff 2020] Georges Bischoff, « “Nous Erasmus Gerber de Molsheim, en titre de roy et prince” — Molsheim, 1525 : Érasme Gerber est-il le père de l'Alsace moderne ? », Annuaire, Société d'Histoire et d'Archéologie de la Région de Molsheim et Environs,‎ , p. 75-90 (ISSN 0986-1610)
  • Jean-Marc Debard, « La guerre des paysans dans les marges occidentales du monde germanique : 1525 - dans la Porte de Bourgogne, le Comté de Montbéliard et le Bailliage d'Amont de Franche-Comté », Pays d'Alsace III-IV,‎ , p. 33-48
  • Roger Boigeol, « La Guerre des Paysans dans la Porte de Bourgogne : 1525 », Bulletin de la Société belfortaine d’Émulation,‎ , p. 35-52
  • Emmanuel Gérardin, « La rémission des « Rustauds », Restaurer l’obéissance paysanne par le pardon à l’époque de la Guerre des Paysans dans le duché de Lorraine et la Basse-Alsace », Histoire & Sociétés Rurales, vol. 46, nos 2016/2,‎ , p. 69-96 (lire en ligne)

Littérature : le roman historique Vénus en révolution de Paul Christophe Abel, (Le Verger éditeur, 2014) met en scène, à travers les tribulations d'un jeune flamand, artiste peintre en voyage vers la Suisse, les principaux évènements de la Guerre des paysans en Alsace, Lorraine et environs.

Liens externes[modifier | modifier le code]

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