Protectorat français du Cambodge

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Protectorat du Cambodge
កម្ពុជាសម័យអាណានិគម

18631953

Drapeau Blason
Description de l'image LocationCambodia.png.
Informations générales
Statut Monarchie, Protectorat français, composante de l'Union indochinoise; à partir de 1946, monarchie constitutionnelle, État associé de l'Union française
Capitale Phnom Penh
Langue(s) Français, Khmer
Superficie
Superficie 181 035 km2
Histoire et événements
Traité de protectorat
1885-1886 Révolte
1941 Annexion de territoires par la Thaïlande
Modus vivendi avec la France, début des réformes
Traité franco-khmer, indépendance dans le cadre de l'Union française
Proclamation de l'indépendance totale du pays
Accords de Genève, reconnaissance internationale

Entités précédentes :

Entités suivantes :

Le Protectorat français du Cambodge était le régime politique en vigueur au Cambodge à partir de 1863, quand la France (alors le Second Empire) établit sa protection sur le Royaume, jusque-là vassal du Siam (Thaïlande). Intégré en 1887 à l'Indochine française lors de la création de cette dernière, le Cambodge accède en 1946 au statut d'État associé de l'Union française. En novembre 1949, le protectorat est officiellement aboli, mais le Cambodge demeure largement sous influence française au sein de la Fédération indochinoise, jusqu'à sa proclamation d'indépendance en 1953, réaffirmée l'année suivante par les accords de Genève.

Mise en place de la tutelle française

Le roi Norodom Ier.

Au XIXe siècle, le Royaume du Cambodge vit sous la suzeraineté du Royaume de Siam, qui l'a amputé de ses provinces occidentales, annexant notamment Angkor : l'influence de l'empire d'Annam est également très prégnante, et menace le pays de dépècement. Le roi du Cambodge Norodom Ier, monté sur le trône en 1860, cherche un moyen pour sortir de l'étau formé par des deux voisins : il le trouve du côté de la France, qui a vaincu militairement l'Annam en annexant la Cochinchine. Le vice-amiral Pierre-Paul de La Grandière, gouverneur de la Cochinchine, cherche de son côté à se prémunir de l'agitation suscitée par l'Annam depuis les régions sous son influence : la maîtrise du Cambodge permettrait de mettre un terme au trouble sur son territoire, contribuant ainsi à ramener le calme aux frontières de la Cochinchine. La Grandière délègue à Phnom Penh le capitaine Ernest Doudart de Lagrée, qui présente au roi les avantages de passer sous la protection de l'Empire français. Le , le roi Norodom signe un traité de protectorat que La Grandière est venu personnellement lui apporter. Le 11 août, une convention franco-khmère fixe les conditions du protectorat, le Cambodge s'interdisant toutes relations avec une puissance étrangère sans l'accord de la France, et acceptant l'installation d'un résident général dans la capitale[1]. Les sujets français obtiennent au Cambodge le droit de libre circulation, celui de posséder des terres, et d'être jugés par un tribunal mixte. Le gouvernement de Napoléon III tarde cependant à ratifier le traité, craignant des réactions du Royaume-Uni par le truchement du Siam : inquiet, le roi Norodom envisage de se raviser et de se tourner à nouveau vers le Siam, dont il est toujours censé tenir sa légitimité, ne s'étant pas encore fait couronner. Il se rend à Bangkok pour sa cérémonie de couronnement, entraînant une réaction de Doudart de Lagrée, dont les matelots investissent le palais royal à Oudong pour forcer le roi à revenir. Napoléon III ayant donné son accord, les ratifications interviennent en avril 1864. La France obtient du Siam la restitution des insignes royaux cambodgiens et Norodom peut être couronné le , dans sa nouvelle capitale de Phnom Penh. Le Siam reconnaît le protectorat français par un traité en 1867, en échange de la confirmation de ses droits sur les provinces de Battambang et d'Angkor, ainsi que la promesse de la France de ne pas annexer le Cambodge[2],[3].

Gestion du protectorat

La révolte de 1885-1886

Les premières décennies du protectorat sont l'occasion de frictions entre les autorités françaises de Saïgon et la cour de Phnom Penh. La France, trouvant la monarchie cambodgienne trop dispendieuse, impose une réduction de son train de vie et des réformes structurelles, incluant notamment l'abolition de l'esclavage au Cambodge. Après vingt ans d'administration indirecte, les autorités du Protectorat souhaitent rationaliser le système d'exploitation et l'étendre au pays tout entier. Devant la mauvaise volonté du roi, le gouverneur de Cochinchine Charles Thomson se rend à Phnom Penh, pénètre de force dans le palais royal et, le , impose au roi la signature d'une convention qui renforce le protectorat en donnant la gestion des affaires intérieures aux Français[4]. Des troubles se manifestent au Cambodge et, le , une révolte éclate : des partisans du prince Si Votha, demi-frère du roi et lui-même prétendant à la couronne, attaquent les Français dans le district de Sambor. La rébellion s'étend bientôt à tout le pays, tenant les forêts et les rizières. Le port de Kampot est tenu par les rebelles, qui y pillent le télégraphe et l'entrepôt d'opium. La révolte est animé aussi bien par les opposants au roi que par les lettrés partisans de l'ordre traditionnel et par Duong Chac, troisième fils du roi. Les Français, qui doivent dans le même temps gérer en Annam la dissidence de l'empereur Hàm Nghi, mènent une politique de répression implacable[5]. Devant les difficultés, les Français négocient en 1886 un nouvel accord avec le roi, qui récupère une partie de ses pouvoirs et appelle les insurgés à déposer les armes, puis s'emploie à pacifier le pays. Les Français ne renoncent cependant pas à réformer le Cambodge et, en 1888, le résident général spécifie que la convention de 1884 demeure valide, mais sera appliquée de manière progressive[6].

Réorganisation administrative

Le roi Sisowath.

En 1896, un accord entre la France et le Royaume-Uni sur les sphères d'influence au Siam permet au Cambodge de récupérer la province d'Angkor. En octobre 1887, la France proclame l'Union indochinoise, fédération comprenant le Cambodge et les trois régions constitutives du Viêt Nam actuel, les protectorats du Tonkin et de l'Annam, et la colonie de Cochinchine. Le Protectorat du Laos est ajouté à l’union après avoir été libéré de la suzeraineté du Siam en 1893. Le responsable de l'administration coloniale au Cambodge, subordonné au Gouverneur général de l'Union et appointé par le ministère de la marine et des colonies à Paris, est le Résident supérieur. Les résidents ou gouverneurs locaux sont postés dans tous les centre principaux des provinces. En 1897, le roi octroie une constitution en vertu de laquelle le Résident supérieur préside le conseil des ministres et contresigne les décisions royales, les nominations et les révocations de fonctionnaires[7]. La France entame une politique de grands travaux au Cambodge, creusant des canaux et construisant des quais pour la navigation. Malgré ces efforts et ce contrôle politique renforcé, les Français doivent gérer un protectorat à l'économie stagnante, qui ne connaît qu'un développement médiocre[4]. Le Cambodge ne devient pas une terre de colonisation, au contraire du territoire vietnamien : les missionnaires demeurent peu nombreux et seuls 825 Européens, dont 80 % de fonctionnaires ou de militaires, vivent au Cambodge en 1904[6]. Le recensement de 1937 relève 2534 « Européens ou assimilés » vivant au Cambodge[8].

À la mort de Norodom Ier en 1904, la couronne revient à son frère Sisowath plutôt qu'à ses fils. La branche de Sisowath est en effet estimée plus coopérative que les descendants directs de Norodom, dont certains ont pris part à la révolte des années 1880. Le fils favori du roi, le Prince Yukanthor, avait en outre émis des critiques du système colonial. Plusieurs traités, passés par la France avec le Siam, permettent au Cambodge de récupérer les provinces annexées par son ancien suzerain : les traités de 1902 et 1904 lui rétrocèdent les provinces de Melouprey et du Bassac; celui de 1907 lui permettent de récupérer celles de Battambang, Siem Reap et Banteay Mean Chey[9].

Les Français améliorent la collecte des taxes, mais font peu de choses pour changer les structures sociales, demeurées centrées sur le village. Malgré les nombreuses insuffisances structurelles de l'administration et de l'économie du pays, qui demeure déficitaire et en partie soutenue par celle de la Cochinchine voisine, la France parvient à apporter une relative richesse au protectorat, par les importations des cultures de l'Hévéa, et du coton[10]. Les taxes par tête sont, au Cambodge, les plus élevées d'Indochine, entraînant des protestations en 1916,une pétition étant apportée au roi pour protester contre cet état de fait. Pour les paysans pauvres le service de la corvée peut se substituer au paiement de l'impôt, les obligeant à participer jusqu’à trois mois par an à des travaux publics. L’industrie demeure rudimentaire et centrée sur le traitement des matières premières comme le caoutchouc.

Au Cambodge comme au Laos, les Français délèguent une partie des tâches à des fonctionnaires Viêt, dont la présence entraîne parfois le ressentiment des autochtones, qui se voient privés d'une possibilité d'ascension sociale[11]. Le Cambodge est essentiellement conçu comme un arrière-pays de l'Indochine française : un document de la Résidence supérieure estime en 1942 que « Le rôle économique du Cambodge consiste en partie à ravitailler le marché de Saïgon-Cholon et secondairement de l'Indochine entière, en produits agricoles ainsi qu'en matières premières qui sont exportées, ou lui sont parfois retournées sous forme de produits finis ou demi-finis »[12]. Pour développer l’infrastructure économique, l’administration coloniale construit un certain nombre de routes et de lignes de chemin de fer, notamment celle reliant Phnom Penh à la frontière thaïlandaise. Les plantations d’hévéa et de maïs se développent et les provinces fertiles de Battambang et Siem Reap deviennent des greniers à riz de l’Indochine. Les années 1920 sont prospères grâce à la demande extérieure, mais la Grande Dépression vient freiner l’expansion économique du Cambodge. À la mort du roi, en 1927, la couronne revient à son fils Sisowath Monivong.

Naissance du nationalisme khmer

Bien que la vie politique au Cambodge français demeure tranquille, les années 1930 voient se développer l'activité d'intellectuels formés à l'occidentale qui, souvent issus de l'ethnie Khmer Krom, minorité Khmère de Cochinchine, avaient pu subir l'influence des mouvements indépendantistes vietnamiens. L'un des plus actifs, Son Ngoc Thanh, Khmer Krom né dans la province de Trà Vinh, vient s'installer à Phnom Penh pour y travailler à l'Institut bouddhique, nouvellement créé : en 1936, avec ses deux associés Sim Var et Pach Chhoeun, il lance un journal, Nagaravatta ("Notre cité"), dont le succès préoccupe les autorités françaises et qui adopte à partir de 1940 une ligne éditoriale nettement anti-coloniale, mais également anti-vietnamienne[13]. Le nationalisme khmer, si ses militants multiplient les interventions publiques et les débats sur le colonialisme, reste cependant d'une audience relativement faible, limitée en tout cas aux cercles intellectuels et aux milieux religieux. La mouvance khmère Issarak, plus virulente et envisageant une action violente pour obtenir l'indépendance, apparaît en 1940 à Bangkok.

Le Cambodge durant la Seconde Guerre mondiale

En 1940, l'Empire du Japon, visant à couper le ravitaillement de la République de Chine dans la guerre sino-japonaise, exige la libre circulation de ses troupes au Tonkin. Les atermoiements de l'administration coloniale mise en place par le gouvernement de Vichy amènent les Japonais, en septembre, à réaliser une invasion de l'Indochine. Le bref conflit aboutit à l'installation des troupes japonaises au Tonkin, puis dans le reste de l'Indochine. Le , les accords signés par l'amiral Darlan et l'ambassadeur Kato permettent aux troupes japonaises de s'installer en Cochinchine et au Cambodge, dont elles utilisent les pistes d'aviation pour l'invasion de la Malaisie britannique à la fin de l'année[14].

Entretemps, le Cambodge doit également faire face aux ambitions territoriales de la Thaïlande (ex-Siam), où le régime nationaliste du maréchal Plaek Pibulsonggram souhaite récupérer les territoires naguère abandonnés au Cambodge et au Laos lors les traités avec la France. En octobre 1940, un mois après l'invasion japonaise, la Thaïlande attaque l'Indochine française. Plusieurs mois d'affrontements sporadiques aboutissent à une médiation du Japon qui, désireux de s'allier avec la Thaïlande, donne raison aux exigences de cette dernière. Le Cambodge doit rétrocéder à son ancien suzerain les provinces de Battambang et Siem Reap. Poc Khunn, chef du mouvement khmer Issarak, apporte une caution nationaliste à ces annexions en devenant le représentant de Battambang au parlement thaï. En avril 1941, le roi Sisowath Monivong, miné par les préoccupations face aux impérialismes japonais et thaïlandais, meurt à l'âge de soixante-cinq ans. L'un de ses fils, le prince Sisowath Monireth, apparaît comme le successeur le plus probable au sein de la très nombreuse famille royale. Mais le gouverneur général Jean Decoux, chargé de superviser la succession au trône, préfère faire accéder au trône un petit-fils de Monivong et neveu de Monireth, le prince Norodom Sihanouk, alors âgé de dix-huit ans et jugé plus facilement malléable[15].

Durant la Seconde Guerre mondiale, l'Indochine française est largement coupée de sa métropole. L'amiral Decoux, tout en faisant de réels efforts pour développer l'éducation et l'économie de l'Union, mène avec zèle une politique fidèle aux mots d'ordre de la Révolution nationale : le portrait de Philippe Pétain et la propagande vichyste sont très présents au Cambodge comme dans le reste de l'Indochine[16],[17].

La « révolte des ombrelles »

Au Cambodge, désireux de se concilier les populations locales face aux colonisateurs européens, les Japonais jouent la carte de l'alliance avec le clergé bouddhiste, s'attirant la sympathie d'une partie des bonzes, et notamment celle du dignitaire Hem Chieu, professeur de l'Institut bouddhique. Le , Hem Chieu et un autre bonze sont soupçonnés d'activités subversives et arrêtés par les Français, qui ne prennent pas la peine d'avertir la hiérarchie bouddhiste comme le voudrait la coutume. Deux jours plus tard, Pach Chhoeun, rédacteur en chef de Nagaravatta, prend la tête dans les rues de Phnom Penh de deux mille manifestants, dont de nombreux moines, pour protester auprès du résident général. L'évènement est désigné sous le nom de « révolte des ombrelles », en référence aux ombrelles brandies par une partie des moines : la manifestation s'achève en émeute, et la répression policière entraîne de nombreuses arrestations, dont celle de Pach Chhoeun. Hem Chieu est déporté au bagne. Son Ngoc Thanh, lui, s'enfuit en Thaïlande puis au Japon, où il reçoit le soutien des autorités impériales[13]. La « révoltes des ombrelles » est considérée comme la première manifestation publique du jeune nationalisme khmer[18].

L'indépendance de 1945

Drapeau utilisé par le gouvernement indépendantiste en 1945.

En 1945, l'Empire du Japon, dont la situation est critique dans la guerre du Pacifique, souhaite éviter une incursion Alliée sur le territoire de l'Indochine française. Le , l'Armée impériale japonaise réalise un coup de force contre les Français et prend le contrôle de la totalité du territoire. Les civils, fonctionnaires et militaires français survivants sont internés. Les Japonais poussent à l'indépendance des composantes de l'Indochine française, en vue de susciter de nouveaux États souverains membres de la Sphère de coprospérité de la grande Asie orientale[19]. Le 14 mars, Norodom Sihanouk en profite pour faire abroger deux lois émises par les Français en 1943 et 1944 et qui concernait la romanisation obligatoire de l'alphabet dans les documents officiels et la suppression du Calendrier luni-solaire basé sur les fêtes du bouddhisme theravāda au profit du calendrier grégorien. Si les deux réformes avaient été initiées dans un but de moderniser les institutions du pays, elles avaient provoqué l'ire des responsables bouddhistes qui estimaient qu'elles allaient à l'encontre des traditions séculaire qu'ils étaient chargés de maintenir[20]. Quelques jours plus tard, le 18 mars, pressé par les Japonais, Norodom Sihanouk proclame l'indépendance du Cambodge[21] et crée un poste de premier ministre, prenant lui-même la tête du gouvernement : il s'abstient néanmoins de trop s'engager dans la collaboration avec les Japonais[22]. Son Ngoc Thanh, ramené au Cambodge par les Japonais qui misent sur son envergure de dirigeant indépendantiste, prend en mai le ministère des affaires étrangères et joue bientôt les premiers rôles au sein du gouvernement. Dans la nuit du 8 au 9 août, quelques heures avant le bombardement atomique de Nagasaki, Son Ngoc Thanh s'auto-proclame premier ministre avec le soutien des militaires japonais[23]. Son gouvernement prend ses fonctions le 14 août, la veille de l'annonce officielle de la capitulation du Japon[24].

Après la défaite japonaise, Son Ngoc Thanh tente de maintenir son pouvoir en s'appuyant sur les différents groupes khmers issarak, mais son gouvernement est éphémère : alors que les Français commencent difficilement à reprendre pied en Indochine, le Cambodge se tourne vers eux par le biais de Norodom Sihanouk. Le roi dépêche Monireth auprès des Français pour leur faire savoir que son royaume désirerait mettre un terme à l'indépendance de facto et demeurer auprès de la France. Le général Leclerc, chef du Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient, se rend lui-même à Phnom Penh pour neutraliser Son Ngoc Thanh, qu'il arrête sans coup férir le 15 octobre. Le protectorat est rétabli, en attendant la définition d'un nouveau statut pour le Cambodge[25]. Le prince Sisowath Monireth prend le poste de premier ministre et le général Marcel Alessandri, revenu de Chine après avoir réchappé du coup de force japonais, celui de commissaire de France à Phnom Penh.

L'après-guerre et la marche vers l'indépendance

Les nouvelles institutions du pays

Si la situation du Cambodge à la fin de la Seconde Guerre mondiale est loin d'être aussi tendue que celle du Viêt Nam, la France a pris en compte la nécessité de faire évoluer le statut du pays. La France autorise la création de partis politiques, et d'une assemblée consultative[26]. Le , un modus vivendi est signé avec Sihanouk, définissant un nouveau statut du royaume, selon le principe de l'autonomie interne. Le pays demeure cependant une composante de l'Union indochinoise; cependant, le modus vivendi rompt avec certaines pratiques du passé, en remplaçant les résidents français par des fonctionnaires khmers, eux-mêmes doublés de conseillers français. Sihanouk et les Français s'accordent pour mettre en place un régime représentatif, et faire du Cambodge une monarchie constitutionnelle : le pays voit se développer une véritable vie politique, qui constitue la principale nouveauté du nouveau statut d'État associé à l'Union française. En septembre 1946, le Cambodge élit une Assemblée nationale au suffrage universel direct : la majorité, avec 50 sièges sur 67, est remportée par le Parti démocrate, dirigé par le prince Sisowath Youtevong. Lié aux partis de gauche de France métropolitaine, le Parti démocrate attire des sympathisants chez les enseignants, les fonctionnaires, une partie du clergé bouddhiste, et certains indépendantistes; une autre formation, le Parti libéral du Norodom Norindeth, représente les élites rurales. Profitant de sa situation majoritaire, le Parti démocrate fait de l'assemblée une véritable constituante : le , le Cambodge se dote d'institutions en partie calquées sur celles de la Quatrième République. Le roi Sihanouk doit composer avec un régime d'assemblée, où les démocrates confirment leur prédominance en remportant les élections de novembre 1947[27]. À la fin 1946, la Thaïlande opère la rétrocession des provinces annexées en 1941. La question du statut de la Cochinchine, où vit une importante minorité Khmer Krom, est par ailleurs le sujet de débats.

Le Cambodge dans la guerre d'Indochine

Sur le territoire vietnamien, l'indépendantisme Việt Minh aboutit fin 1946 au déclenchement de la guerre d'Indochine. Bien qu'étant nettement moins menacé par le conflit que les autres composantes de l'Indochine, le Cambodge doit compter avec l'activisme des différentes bandes khmères Issarak, mouvement indépendantiste disparate comportant aussi bien des nationalistes de droite que des sympathisants de gauche ou communistes. Les Khmers Issaraks opérant à la frontière thaïe sont, jusqu'en 1947, soutenus par le gouvernement de la Thaïlande, qui apporte également son aide au mouvement indépendantiste laotien Lao Issara. Abandonné par la Thaïlande à la fin 1947 lors du retour au pouvoir du maréchal Plaek Pibulsonggram, le mouvement khmer issarak se tourne vers le Việt Minh[28]. Avec l'aide du mouvement de Hô Chi Minh, les groupes khmers issarak sont fédérés au début 1948 sous l'égide du Comité de libération du peuple khmer, dont la présidence est confiée à Son Ngoc Minh, militant indépendantiste de gauche issu d'une famille mixte khmero-vietnamienne. Plusieurs zones du Cambodge, au sud-ouest, au sud-est et au nord-ouest, font l'objet d'activités des Khmers Issaraks. Les indépendantistes établissent, dans les localités sous leur contrôle, un embryon de gouvernement révolutionnaire, mais leur mouvement demeure assez faible malgré le soutien du Việt Minh et les incursions sur le territoire cambodgien de l'Armée populaire vietnamienne. À la fin des années 1940, le mouvement de guérilla cambodgien ne compte que quelques milliers de combattants, pour la plupart Viêts : seuls une minorité d'entre eux sont Khmers, la plupart de ces derniers étant des Khmers Krom venus du territoire vietnamien[29].

Le rôle politique accru de Sihanouk

Sur le plan politique, le Parti démocrate cambodgien, malgré sa situation de mouvement majoritaire, perd rapidement de la cohérence dans son action. Les rivalités entre les branches de la famille royale cambodgienne, qui se transposent à l'intérieur du parti, s'ajoutent aux querelles de clans et de clientèles. Sisowath Youtevong meurt dès juillet 1947, compromettant l'unité du parti, auquel sa victoire aux élections de novembre n'apporte pas de sérénité. Les Français sont en outre inquiets des liens de certains membres du Parti avec les Khmers Issaraks. La chambre étant dominée par les démocrates divisés, le Cambodge souffre d'instabilité ministérielle. Le roi Norodom Sihanouk décide finalement, profitant des dissensions au sein du parti majoritaire, de dissoudre l'assemblée le . Prétextant de l'insécurité régnant dans certaines régions, il s'abstient d'organiser de nouvelles élections, ce qui lui laisse les mains libres pour négocier directement avec les Français le statut du pays, souhaitant évoluer à sa manière vers l'indépendance[30].

La position de Sihanouk est encore renforcée par la défection de Dap Chhuon, l'un des chefs Khmers Issarak, qui annonce on ralliement au gouvernement royal le 1er octobre. Chhuon devient le commandant du Corps franc khmer et contrôle la zone nord de la province de Siem Reap. Il y fait cependant preuve d'une indépendance et d'une indiscipline totales, faisant à l'occasion double jeu avec les Issaraks qu'il ravitaille de temps à autres et menace de rallier en cas d'atteinte à sa liberté d'action[31]. Le , Sihanouk signe avec la France le traité franco-khmer, qui abolit formellement le protectorat et reconnaît l'indépendance du Cambodge dans le cadre de l'Union française. Le texte stipule également que le Cambodge ne renonce pas à ses droits sur la Cochinchine[32],[33]. Dans le courant du mois de mai 1950, Sihanouk est à nouveau lui-même brièvement premier ministre, cédant ensuite le poste à son oncle le prince Sisowath Monipong, puis à un technocrate, Oum Chheang Sun[34].

L'indépendance définitive

Malgré leur faiblesse et leurs grandes divisions, les rebelles indépendantistes ne désarment pas : en 1950, les Khmers issarak de gauche, désormais séparés du Comité de libération du peuple khmer, créent le Front uni Issarak, dirigé par Tou Samouth, et un gouvernement révolutionnaire provisoire présidé par Son Ngoc Minh. Le mouvement indépendantiste khmer demeure cependant sous l'influence à peu près totale du mouvement de Hô Chi Minh. En février 1951, le Parti communiste indochinois renaît officiellement sous forme du Parti des travailleurs du Viêt Nam : au cours du même congrès, il est décidé de réorganiser les mouvements indépendantistes laotiens (Pathet Lao) et cambodgiens selon la même formule. À l'été 1951 est formé le Parti révolutionnaire du peuple khmer, dont Son Ngoc Minh devient le secrétaire général[35].

Irrité que le Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient ne consacre pas plus d'efforts à l'éradication du maquis khmer issarak[28], le roi Norodom Sihanouk doit en outre gérer une situation politique agitée : le retour à l'ordre constitutionnel amène à de nouvelles élections, remportées à nouveau par le Parti démocrate. En octobre 1951, Huy Kanthul, le chef du parti démocrate, forme un nouveau gouvernement, qui s'oppose à la fois au roi et aux Français. Le même mois, le commissaire de la République Raymond est assassiné par un domestique agent du Việt Minh. Son Ngoc Thanh, autorisé à revenir au Cambodge après plusieurs années d'exil en France, se lance lui aussi dans une surenchère nationaliste puis, six mois après, prend le maquis en appelant au soulèvement, prenant la tête de ses propres troupes, les Khmers Serei. Norodom Sihanouk décide de reprendre la situation en main et, le , avec l'appui d'unités françaises, il congédie le gouvernement et se proclame lui-même premier ministre, assumant le poste pour la troisième fois en sept ans. Le , il dissout l'assemblée nationale jusqu'à nouvel ordre. Il annonce en outre une série de réformes, et l'évolution vers une indépendance « pleine et entière »[28],[36].

En février 1953, Sihanouk part pour la France et rencontre les responsables de la politique indochinoise, plaidant la cause d'un Cambodge totalement indépendant pour éviter de faire le jeu du Việt Minh. N'ayant obtenu aucune concession, il part pour les États-Unis, où il n'obtient pas davantage de soutien, le chef de la diplomatie américaine John Foster Dulles ne souhaitant pas occasionner un différend avec la France, qui ferait le jeu des communistes dans le cadre de la guerre froide. Le roi joue alors la carte de l'agitation médiatique, et accorde au New York Times une interview retentissante, dans laquelle il dénonce l'attitude des Français et menace de s'entendre avec le Việt Minh. De retour au Cambodge, il s'exile brièvement en Thaïlande, puis revient dans son pays et s'installe dans la Province de Battambang : entouré de troupes khmères, il appelle à la « mobilisation » et refuse tout contact avec les officiels français[37]. L'attitude résolue de Sihanouk lui vaut le ralliement de divers opposants, dont Son Ngoc Thanh[38].

Le contexte en Indochine, dont la situation économique est aggravée par l'affaire des piastres, amène le gouvernement français à négocier avec les différents États au sujet de leur statut. Si le passage du Laos à un traité d'amitié et d'association se passe sans difficulté, les choses sont plus délicates au Cambodge, où Penn Nouth, représentant de Sihanouk, réclame pour le pays « au sein de l'Union française, un statut au moins équivalent à celui de l'Inde au sein du Commonwealth », demandant concrètement la dévolution de toutes les compétences exercées encore par la France. En août, un accord est trouvé sur le transfert des derniers pouvoirs en matière de police et de justice. Le 17 octobre, après des difficultés sur la question des forces armées et une médiation des États-Unis, une convention est signée. Le 8 novembre, Norodom Sihanouk fait une rentrée triomphale dans Phnom Penh et, le 9 novembre, l'indépendance du Cambodge est proclamée. Au début de 1954, de nouveaux transferts en matière diplomatique et économique viennent consacrer la pleine indépendance du royaume, que les accords de Genève, en juillet, réaffirment et font reconnaître sur le plan international[39],[40].

Voir aussi

Bibliographie

  • Laurent Césari, L'Indochine en guerres : 1945-1993, Belin, coll. « Belin Histoire Sup », , 315 p. (ISBN 9782701114057), p. 86
  • Jacques Dalloz, La guerre d'Indochine, 1945-1954, Seuil, coll. « Points Histoire », , 314 p. (ISBN 9782020094832)
  • Alain Forest, Le Cambodge et la colonisation française : Histoire d'une colonisation sans heurts (1897 - 1920), vol. 1, Editions L'Harmattan, coll. « Centre de documentation et de recherches sur l'Asie du Sud-Est et le monde insulindien », , 546 p. (ISBN 9782858021390)
  • Philippe Franchini, Les guerres d'Indochine : Des origines de la présence française à l'engrenage du conflit international, t. 1, Pygmalion, coll. « Rouge et Blanche », , 452 p. (ISBN 9782857042662)
  • Claude Gilles, Le Cambodge : Témoignages d'hier à aujourd'hui, L'Harmattan, coll. « Mémoires asiatiques », , 336 p. (ISBN 9782296014756)
  • Pierre Montagnon, La France coloniale : La gloire de l'empire, du temps des croissades à la seconde guerre mondiale, t. 1, Pygmalion, coll. « Rouge et blanche », , 508 p. (ISBN 9782756409030)
  • Pierre Montagnon, La France coloniale : Retour à l'Hexagone, t. 2, Pygmalion, coll. « Rouge et blanche », , 497 p. (ISBN 978-2857043195)
  • Philip Short (trad. Odile Demange), Pol Pot : Anatomie d'un cauchemar [« Pol Pot, anatomy of a nightmare »], Denoël éditions, , 604 p. (ISBN 9782207257692)

Notes et références

  1. 11 août 1863 Le Cambodge devient protectorat français - Herodote.com
  2. Philippe Franchini, Les Guerres d'Indochine, tome 1, Pygmalion-Gérard Watelet, 1988, page 92
  3. Pierre Montagnon, La France coloniale, tome 1, Pygmalion-Gérard Watelet, 1988, pages 146-147
  4. a et b Pierre Montagnon, La France coloniale, tome 1, Pygmalion-Gérard Watelet, 1988, page 147
  5. L'Insurrection du Cambodge
  6. a et b Claude Gilles, Le Cambodge: Témoignages d'hier à aujourd'hui, L'Harmattan, 2006, pages 97-98
  7. Philippe Franchini, Les Guerres d'Indochine, tome 1, Pygmalion-Gérard Watelet, 1988, page 114
  8. Charles Robequain, L'Évolution économique de l'Indochine française, Hartmann, 1939, page 28
  9. Maurice Zimmerman, Traité du 23 mars 1907 avec le Siam, Annales de géographie, Année 1907, Volume 16, n°87, pp. 277-278, sur Persée.fr
  10. Claude Gilles, Le Cambodge: Témoignages d'hier à aujourd'hui, L'Harmattan, 2006, page 98
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  40. 9 novembre 1953 Proclamation de l'indépendance du Cambodge, Université de Sherbrooke