Mathématiques expérimentales

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Les mathématiques expérimentales constituent une approche dans laquelle des calculs (essentiellement réalisés actuellement par ordinateur) sont utilisés pour explorer les propriétés d'objets mathématiques, et découvrir des relations et des régularités entre ces objets[1].

Historique[modifier | modifier le code]

Cette approche des mathématiques a toujours existé : les textes les plus anciens, comme ceux des mathématiques mésopotamiennes, sont formés typiquement de listes d'exemples numériques illustrant des identités algébriques. Mais à partir du XVIIe siècle, les mathématiciens ont développé un style de présentation formel et abstrait, amenant à ce que les exemples ayant conduit à la formulation du théorème général ne soient plus publiés, et soient généralement oubliés (bien que l'on connaisse quelques exceptions, souvent extraits de la correspondance de mathématiciens entre eux, comme l'approche ayant conduit Gauss à la formulation du théorème des nombres premiers[2]).

En tant que domaine d'étude séparé, les mathématiques expérimentales sont réapparues au XXe siècle, l'invention des ordinateurs augmentant considérablement le domaine des calculs possibles, ainsi que leur vitesse et leur précision. Un exemple significatif de ces progrès est la découverte en 1995 de la formule BBP donnant les chiffres (binaires) de π. Cette formule fut découverte, non par une analyse théorique, mais par explorations numériques, une preuve rigoureuse de sa validité n'ayant été donnée que par la suite[3].

Objectifs et usages[modifier | modifier le code]

Les objectifs des mathématiques expérimentales sont[4] :

  1. Améliorer l'intuition.
  2. Découvrir de nouvelles relations et de nouvelles structures.
  3. Utiliser des représentations graphiques clarifiant des concepts.
  4. Tester des conjectures, particulièrement pour les réfuter.
  5. Explorer des résultats dans le but de construire une démonstration rigoureuse.
  6. Remplacer des démonstrations complexes par des calculs susceptibles de vérification automatique.

Et, plus généralement, « de rendre les mathématiques plus tangibles, vivantes et gaies, que ce soit pour le professionnel ou pour le novice »[5]

Outils et techniques[modifier | modifier le code]

L'analyse numérique est le domaine privilégié des mathématiques expérimentales ; de nombreux outils ont été développés pour déterminer (avec une précision bien supérieure aux besoins des utilisateurs non-mathématiciens) les valeurs de solutions d'équations, d'intégrales, de séries ou de produits infinis, etc., en utilisant en particulier l'arithmétique multiprécision, ces valeurs étant souvent déterminées avec plusieurs centaines de chiffres significatifs, voire, pour certaines constantes importantes, telles que , plusieurs milliards[6]. Des algorithmes spécialisés (en) sont ensuite utilisés pour déterminer des relations entre les nombres trouvés et des constantes connues ; le calcul en haute précision rend négligeable la probabilité de confondre une véritable relation avec une coïncidence mathématique. On essaie ensuite d'obtenir une preuve rigoureuse de la relation ainsi trouvée, une telle preuve étant souvent plus facile à obtenir lorsque la forme exacte de la relation est connue. Inversement, ces calculs permettent souvent d'exclure l'existence d'une telle relation avec un haut degré de vraisemblance[7], et donc de renforcer des conjectures telles que celle de l'indépendance algébrique de e et π.

La recherche de contre-exemples, tout comme l'établissement de démonstrations par recherche exhaustive, peuvent amener à utiliser les méthodes de l'informatique répartie, pour distribuer les calculs parmi de multiples ordinateurs.

On utilise souvent des systèmes de calcul formel tels que Mathematica, bien que des logiciels spécialisés soient également fréquemment créés pour l'étude de problèmes spécialisés réclamant une optimisation des calculs (au début des années 1960, alors que les ordinateurs de seconde génération étaient encore très inefficaces, il est même arrivé que des circuits spécialisés soient construits, par exemple pour accélérer les calculs de factorisation de grands entiers ; on peut rapprocher cette situation de la recherche actuelle d'ordinateurs quantiques capables d'implémenter l'algorithme de Shor). Ces logiciels contiennent en général des mécanismes de détection et correction d'erreurs, utilisant par exemple des codes correcteurs et des calculs redondants, minimisant le risque de faux résultats due à des défaillances du matériel ou à des bugs du logiciel lui-même.

Enfin, des programmes graphiques permettent la visualisation de nombreux objets (parfois remarquablement abstraits), facilitant la compréhension de certains phénomènes, comme le retournement de la sphère (ce fut tout particulièrement le cas de l'étude d'objets fractals, comme l'ensemble de Mandelbrot), voire la découverte de relations cachées (comme dans le cas de la spirale d'Ulam).

Applications et exemples[modifier | modifier le code]

La liste suivante (non exhaustive) donne une idée de la variété des applications des mathématiques expérimentales :

  • Découverte fortuite de nouvelles structures
    • L'attracteur de Lorenz, un des premiers exemples de système dynamique chaotique, a été découvert par Edward Lorenz alors qu'il s'intéressait à des anomalies du comportement d'un modèle numérique du climat.
    • La spirale d'Ulam fut découverte accidentellement par Stanislaw Ulam (dans ce cas précis, l'expérimentation fut d'abord réalisée à la main).
    • L'existence des nombres de Feigenbaum fut d'abord conjecturée par Mitchell Feigenbaum à la suite d'observations numériques accidentelles, dix ans avant qu'une théorie satisfaisante amenant à une démonstration rigoureuse n'apparaisse.
  • Vérification symbolique (utilisant des logiciels de calcul formel) de conjectures, motivant la recherche d'une démonstration analytique.
  • Évaluation de séries, de produits infinis et d'intégrales (voir aussi à ce sujet l'article algorithme de Risch), le plus souvent à l'aide de calculs en grande précision (plusieurs centaines de chiffres), puis d'algorithmes de recherche de relations (en) (tel que l'Inverseur de Plouffe) pour relier le résultat à des constantes connues. Ainsi, l'identité suivante fut conjecturée par Enrico Au-Yeung, étudiant sous la direction de Jonathan Borwein en 1993, en utilisant l'algorithme PSLQ (en)[9] : (mais elle était déjà connue et démontrée[10]),
  • Explorations graphiques
    • Les ensembles de Julia, et d'autres fractales liées à l'étude des systèmes dynamiques, furent étudiés au début du XXe siècle par plusieurs mathématiciens (Julia, Fatou, Poincaré) qui en donnèrent quelques propriétés, mais renoncèrent à les dessiner ; dans Les objets fractals, Benoît Mandelbrot explique comment les premières représentations graphiques l'ont amené à penser que ces objets étaient en fait omniprésents dans la nature, puis, vers 1980, les propriétés de l'ensemble de Mandelbrot furent d'abord conjecturées sur les images produites, l'utilisation de la couleur jouant un rôle non négligeable dans la visualisation de certaines de ces propriétés.
    • Dans Indra's Pearls (en) (Les Perles d'Indra), David Mumford analyse diverses propriétés des transformations de Möbius et des groupes de Schottky (en) à l'aide d'images de ces groupes construites par ordinateur, et qui « ont fourni des indices convaincants de la plausibilité de nombreuses conjectures, et des pistes pour des explorations ultérieures »[11].

Problèmes ouverts[modifier | modifier le code]

Certaines relations sont vraies à une très grande précision, mais on n'en connait pas encore de démonstration rigoureuse ; un exemple (qui semble généraliser la formule BBP) est[12],[13] :

égalité qui a été vérifiée pour les 20000 premières décimales (à titre de comparaison, les coïncidences de la section suivante s'arrêtent toutes après moins de 50 chiffres significatifs). De nombreuses autres formules analogues ont été récemment découvertes[14] ; la plus surprenante est peut-être la conjecture de Boris Gourevitch (découverte en 2002, et toujours non démontrée en 2020) :

.

M. Guillera fait remarquer[14] que ce type de formule pourrait en principe être démontré mécaniquement, mais que ces démonstrations (effectuées dans un temps réaliste) sont hors de portée des ordinateurs et des logiciels actuels. Cependant, en 2012, de nouvelles techniques, inspirées de méthodes de la théorie des cordes, semblent avoir permis de démontrer une partie de ces formules[15].

Des conjectures trompeuses[modifier | modifier le code]

En dépit de ce qui précède, certaines relations plausibles sont vérifiées avec un haut degré de précision, mais sont cependant fausses. Par exemple,  ; les deux membres sont égaux jusqu'à la 42e décimale[13] ; un exemple de nature un peu différente est donné par les intégrales de Borwein.

Un autre exemple ne relevant pas d'une coïncidence numérique est que la hauteur des facteurs (entiers) de xn − 1 (c'est-à-dire la plus grande valeur absolue de leurs coefficients) semble être inférieure ou égale à la hauteur du n-ème polynôme cyclotomique. Ce résultat (au demeurant assez naturel) a été vérifié par ordinateur pour n < 10000. Cependant, une recherche plus poussée a montré que pour n = 14235, la hauteur du n-ème polynôme cyclotomique est 2, mais qu'il existe un facteur de hauteur 3[16]. Ce genre de conjecture erronée (par examen d'un nombre insuffisant de cas) est fort ancien ; Pierre de Fermat avait déjà cru pouvoir affirmer que les nombres étaient tous premiers, ce qui n'est vrai que jusqu'à n = 4 : Euler a montré que est divisible par 641.

Les représentations graphiques, si elles sont parfois plus convaincantes qu'une démonstration rigoureuse, peuvent également induire en erreur, au point que de célèbres paradoxes graphiques font depuis longtemps partie du folklore mathématique. Ainsi, les premières représentations de l'ensemble de Mandelbrot semblaient montrer de nombreux ilots isolés ; les filaments presque invisibles que des représentations plus précises (et colorées) ont permis de deviner ont finalement amené à conjecturer qu'il était connexe, ce qui fut démontré par Hubbard et Douady, mais des conjectures plus précises encore (telles que la conjecture de densité des composantes hyperboliques) semblent difficiles à confirmer ou à réfuter à l'aide de la seule version approximative que montrent les ordinateurs, version dont il n'est au demeurant pas aisé de prouver qu'elle n'est pas trop éloignée de l'objet « réel ».

Utilisateurs renommés[modifier | modifier le code]

Les mathématiciens et informaticiens suivants ont apporté des contributions significatives au champ des mathématiques expérimentales :

Notes et références[modifier | modifier le code]

(en) Cet article est partiellement ou en totalité issu de l’article de Wikipédia en anglais intitulé « Experimental mathematics » (voir la liste des auteurs).
  1. (en) Eric W. Weisstein, « Experimental Mathematics », sur mathworld.wolfram.com (consulté le )
  2. Le théorème des nombres premiers a été conjecturé par Gauss en 1792 ou 1793 (alors qu'il avait seulement 15 ou 16 ans) en observant la table de nombres premiers de Lambert, selon ses propres affirmations ultérieures : voir Lettre de Gauss à Encke, 1849 (de) ; au demeurant, Gauss n'a pas réussi à démontrer rigoureusement ce théorème, et a d'ailleurs formulé une conjecture plus précise... qui s'est révélée être fausse
  3. (en) The Quest for Pi par David H. Bailey, Jonathan M. Borwein, Peter B. Borwein et Simon Plouffe.
  4. (en) Jonathan Borwein, Bailey, David, Mathematics by Experiment : Plausible Reasoning in the 21st Century, A.K. Peters, (ISBN 1-56881-211-6), p. 2, page 2
  5. idem, page vii
  6. Pi a été calculé avec dix mille milliards (1013) de décimales en octobre 2011 ((en) Alexander J. Yee et Shigeru Kondo, « Round 2... 10 Trillion Digits of Pi », ) ; des constantes telles que le nombre d'or, e ou la constante d'Euler sont également connues avec plusieurs milliards de décimales ; voir Alexander J. Yee & Raymond Chan, Nagisa – Large Computations.
  7. On a pu par exemple démontrer qu'une généralisation de la preuve du théorème d'Apéry au cas de ζ(5) était essentiellement impossible, parce que le nombre auxiliaire ξ5 nécessaire pour une telle preuve n'était racine d'aucun polynôme de degré inférieur à 25 et de coefficients inférieurs à 10300...
  8. (en) Clement W. H. Lam, « The Search for a Finite Projective Plane of Order 10 », American Mathematical Monthly, vol. 98, no 4,‎ , p. 305-318 (lire en ligne)
  9. (en) Bailey, David, « New Math Formulas Discovered With Supercomputers », NAS News, vol. 2, no 24,‎ ; voir aussi cet article sur ζ(4) par D. J. Borwein (en), montrant qu'en fait cette identité était essentiellement connue dès 1991.
  10. H. F. Sandham and Martin Kneser, The American mathematical monthly, Advanced problem 4305, Vol. 57, No. 4 (Apr., 1950), pp. 267-268
  11. David Mumford, Series, Caroline; Wright, David, Indra's Pearls : The Vision of Felix Klein, Cambridge, , viii (ISBN 0-521-35253-3)
  12. David H. Bailey et Jonathan M. Borwein, Highly Parallel, High-Precision Numerical Integration, avril 2008
  13. a et b David H. Bailey et Jonathan M. Borwein, Future Prospects for Computer-Assisted Mathematics, décembre 2005
  14. a et b (en) Cet article de M. Guillera en recense un nombre important, d'une forme analogue à des identités découvertes par Ramanujan.
  15. Gert Almkvist et Jesus Guillera, Ramanujan-like series for and string theorie (en).
  16. Plus précisément, la hauteur de Φ4745 est 3 et 14235 = 3 × 4745. Voir les suites de l'OEIS OEISA137979 et OEISA160338.

Voir aussi[modifier | modifier le code]

Articles connexes[modifier | modifier le code]

Liens externes[modifier | modifier le code]