Des nains sur des épaules de géants

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Manuscrit allemand, vers 1410.

Des nains sur des épaules de géants (en latin : Nanos gigantum umeris insidentes) est une métaphore attribuée à Bernard de Chartres, maître du XIIe siècle, utilisée pour montrer l'importance pour toute personne ayant une ambition intellectuelle de s'appuyer sur les travaux des grands penseurs du passé (les « géants »).

Citée par ses élèves Guillaume de Conches, puis Jean de Salisbury, elle est également utilisée au fil des siècles par divers scientifiques, comme Isaac Newton ou Blaise Pascal.

Sens et attribution : le savoir est cumulatif[modifier | modifier le code]

La première occurrence de la formule, avant 1123, se trouve dans les Gloses sur Priscien de Guillaume de Conches, pour conforter l'idée que plus les grammairiens sont récents plus ils sont perspicaces (quanto juniores, tanto perspicaciores) : « Unde sumus quasi nanus aliquis humeris gigantis superpositus »[1].

Au livre III du Metalogicon (1159), Jean de Salisbury fait dire à son maître Bernard de Chartres[2],[3] :

« Dicebat Bernardus Carnotensis nos esse quasi nanos, gigantium humeris insidentes, ut possimus plura eis et remotiora videre, non utique proprii visus acumine, aut eminentia corporis, sed quia in altum subvenimur et extollimur magnitudine gigantea. »

« Bernard de Chartres disait que nous sommes comme des nains assis sur des épaules de géants. Si nous voyons plus de choses et plus lointaines qu’eux, ce n’est pas à cause de la perspicacité de notre vue, ni de notre grandeur, c’est parce que nous sommes élevés par eux. »

Contrairement à la formule de Guy de Provins (« Les hommes d’autrefois étaient beaux et grands. Ce sont maintenant des enfants et des nains »), la phrase attribuée par Jean de Salisbury à Bernard de Chartres ne dénigre pas ses contemporains. Il s'agit pour lui, comme pour ses élèves de l'École de Chartres [4], de rendre hommage à ses prédécesseurs en imitant les Anciens, de reconnaître la dimension cumulative du savoir, d'exprimer une foi dans les capacités de perfectionnement humain, et enfin de reconnaître un progrès doctrinal[5]. Les penseurs antiques ne sont pas indépassables, puisque l'on peut se jucher sur leurs épaules, mais c'est grâce à eux que le savoir contemporain progresse.

La notion est aussi citée par Isaiah di Trani, un talmudiste tossafiste italien (c.1180 – c.1250)[6] :

« Qui voit le plus loin, un nain ou un géant ? Sûrement un géant car ses yeux sont situés plus haut qu'un nain. Mais si le nain se place sur les épaules du géant, qui voit le plus loin ?… Ainsi nous aussi sommes des nains sur les épaules de géants. Nous maîtrisons leur sagesse et nous allons au-delà. Grâce à leur sagesse, nous devenons sages et nous devenons capables de dire ce que nous disons, mais pas parce que nous sommes plus grands qu'eux. »

Références antérieures[modifier | modifier le code]

Juste après le célèbre Suave mari magno, se trouve déjà l'esprit de la métaphore :

« Mais la plus grande douceur est d'occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant le chemin de la vie… »

— Lucrèce, De rerum natura, livre II, v.7 sqq.

Références ultérieures[modifier | modifier le code]

Montaigne emploie une image similaire dans le dernier chapitre de ses Essais[7] : « Nous ne faisons que nous entregloser. [...] Nous échelonnons ainsi de degré en degré. Et advient de là que le plus haut monté a souvent plus d'honneur que de mérite. Car il n'est monté que d'un grain sur les épaules du pénultième. »

Blaise Pascal utilise l'image dans sa préface au Traité du vide (1647) : « […] parce que, [les Anciens] s'étant élevés jusqu'à un certain degré où ils nous ont portés, le moindre effort nous fait monter plus haut, et avec moins de peine et moins de gloire nous nous trouvons au-dessus d'eux. C'est de là que nous pouvons découvrir des choses qu'il leur était impossible d'apercevoir. Notre vue a plus d'étendue, et, quoiqu'ils connussent aussi bien que nous tout ce qu'ils pouvaient remarquer de la nature, ils n'en connaissaient pas tant néanmoins, et nous voyons plus qu'eux. »

Le Isaac Newton écrit dans une lettre à son rival Robert Hooke : « Si j'ai vu plus loin, c'est en me tenant sur les épaules de géants[8]. » Cela a été interprété comme une remarque sarcastique visant l'apparence de Hooke[9]. Cependant, à cette époque les deux scientifiques étaient amis et s'échangeaient de nombreuses lettres d'appréciation. Ce n'est que plus tard, lorsque Hooke critiqua les travaux en optique de Newton que ce dernier, offensé, se retira du débat public et resta ennemi de Hooke jusqu'à sa mort.

Références contemporaines[modifier | modifier le code]

  • Sur les épaules des géants (« On the shoulders of giants ») est le nom donné à la mission Apollo 17.
  • Le slogan, mis au singulier, (« Sur les épaules d'un géant ») est utilisé sur la page d'accueil de Google Scholar.
  • L'expression est aussi utilisée dans l'introduction de l'émission radiophonique Sur les épaules de Darwin animée par Jean-Claude Ameisen sur France Inter : « Sur les épaules de Darwin… Sur les épaules des géants ».
  • Marcel Gauchet fait référence à cette image en introduction du Désenchantement du monde : « Nous sommes des nains qui avons oublié de monter sur les épaules de géants. Si l’altitude de leurs prouesses nous est interdite, le secours de leur taille nous reste offert ».
  • Dans le roman Le Nom de la rose de Umberto Eco, le personnage de Guillaume de Baskerville répond au maître-vitrier du monastère qui lui dit qu'on a perdu les enseignements des anciens et que l'époque des géants est révolue : « Nous sommes des nains, mais des nains juchés sur les épaules de ces géants, et même si nous sommes petits, parfois nous réussissons à voir plus loin qu'eux ».
  • La métaphore est souvent utilisée pour promouvoir et valider le mouvement du logiciel libre. Rob Young de Red Hat a écrit que soutenir le mouvement du libre permet aux gens de se hisser sur les épaules de géants et d'éviter de réinventer la roue[10].
  • Dans la série télévisée The Big Bang Theory, Sheldon Cooper dit à un Professor Proton désespéré par sa carrière télévisuelle, que ce dernier lui a inspiré de devenir scientifique. Leonard Hofstadter lui parie que des millions d'enfants ont choisi de faire de la science grâce à lui et que leurs découvertes sont les siennes. Sheldon acquiesce en disant que toute une génération de jeunes scientifiques sont juchés sur les épaules du Professeur Proton (saison 6, épisode 22).
  • La pièce de monnaie britannique de 2 livres sterling possède l'inscription STANDING ON THE SHOULDERS OF GIANTS sur sa tranche en citation de Newton.
  • Le quatrième album studio du groupe de rock britannique Oasis a pour titre Standing on the Shoulder of Giants

Références[modifier | modifier le code]

  1. Édouard Jeauneau, « Deux rédactions des gloses de Guillaume de Conches sur Priscien ». Recherches de théologie ancienne et médiévale 27 (1960), p. 212-247.
  2. (la) Jean de Salisbury, Metalogicon, (lire en ligne), folio 217 recto (f 217r)
  3. (la) Jean de Salisbury, Metalogicus, Documenta Catholica Omnia, (lire en ligne), p. 900 (livre III, chapitre 4)
  4. Cédric Giraud, La naissance de l’autorité des maîtres au XIIe siècle, In : La légitimité implicite, Éditions de la Sorbonne, coll. « Histoire ancienne et médiévale », , 918 p. (ISBN 979-10-351-0031-5, DOI 10.4000/books.psorbonne.6591, lire en ligne), p. 245–256
  5. É. Jeauneau, « Nains et géants », dans M. de Gandillac, É. Jeauneau (dir.), Entretiens sur la Renaissance du xiie siècle, Paris/La Haye, Mouton, 1968.
  6. (en) Shnayer Z. Leiman, « Dwarfs on the shoulders of giants. From the pages of Tradition », Tradition, vol. 27, no 3,‎ , p. 90-94 (lire en ligne).
  7. Michel de Montaigne, Essais, Bordeaux, Simon Millanges, (lire sur Wikisource), partie III, chap. 13 (« De l'expérience »).
  8. (en) Isaac Newton, « Isaac Newton letter to Robert Hooke, 1675 », sur discover.hsp.org, (consulté le )
  9. (en) Robert P. Crease, A brief guide to the great equations : the hunt for cosmic beauty in numbers, Londres, Constable and Robinson, , 313 p. (ISBN 978-1-84529-281-2), p. 82
  10. Williams, Sam, 1969-, Free as in freedom : Richard Stallman's crusade for free software, O'Reilly, (ISBN 0-596-00287-4)

Annexes[modifier | modifier le code]

Bibliographie[modifier | modifier le code]

  • Édouard Jeauneau, « Nani gigantum humeris insidentes. Essai d'interprétation de Bernard de Chartres », Vivarium, vol. V,‎ , p. 79-99 (JSTOR 41963495).
  • Pierre Riché et Jacques Verger, Des nains sur des épaules de géants. Maîtres et élèves au Moyen Âge, Paris, Tallandier, .

Liens externes[modifier | modifier le code]