Claude-Emmanuel Luillier, dit Chapelle

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Claude-Emmanuel Luillier
Biographie
Naissance

La Chapelle-Saint-Denis
Décès
Autres noms
Chapelle
Nationalité
française
Formation
Activité
homme de lettres
Père
François Luillier
Mère
Marie Chanut

Claude-Emmanuel Luillier, dit Chapelle, né en 1626 ou 1627 dans le faubourg parisien de La Chapelle-Saint-Denis, et mort en 1686, est un homme de lettres français du Grand Siècle, resté dans l'histoire littéraire pour avoir été l'ami intime de trois auteurs majeurs de l'époque : Cyrano de Bergerac, D'Assoucy et Molière, et pour avoir écrit, avec François Le Coigneux de Bachaumont, un Voyage en prose et en vers qui a été le modèle de maints autres récits de même forme.

Proche également de François Bernier, La Fontaine, Racine, Boileau et Chaulieu, la légèreté de son esprit et son enjouement lui valurent, vers la fin de sa vie, de fréquenter les salons parisiens et d'être apprécié de plusieurs « grands seigneurs » de la cour de Louis XIV.

Biographie[modifier | modifier le code]

Famille et milieu[modifier | modifier le code]

Il était le fils adultérin de François Luillier[1] (15??-1652), trésorier de France à Paris, puis maître des comptes et conseiller au Parlement de Metz, et de Marie Chanut (1595?-1652), sœur du diplomate Pierre Chanut, qui vivait séparée de son mari Hector Musnier (15??-1648), receveur général des finances en la généralité d'Auvergne.

On ignore les dates de sa naissance et de son baptême. L'un de ses premiers éditeurs lui donne soixante ans au moment de sa mort, en 1686, ce qui le ferait naître en 1626. Mais son double prénom, qui était celui du frère cadet de son père, mort à l'âge de vingt-deux ans dans des conditions dramatiques au printemps 1627[2] pourrait suggérer que Chapelle est né après cette date plutôt que l'année précédente.

Le lieu de cette naissance est en revanche bien établi, puisque c'est de lui qu'il tient son surnom de Chapelle. Son père possédait en effet une maison dans le village de La Chapelle entre Paris et Saint-Denis, rattaché à la capitale en 1860. Il y hébergea notamment son ami le philosophe Pierre Gassendi, lors de son premier séjour parisien, en 1624.

On ignore où et par qui il fut élevé. Rien n'interdit de penser que ce fut par sa mère, qui demeura à Paris jusqu'à sa mort en .

Le , il est légitimé par lettres royales[3]. Les termes de cet acte[4] méritent d'être cités, au moins pour partie :

« Louis par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre à tous présents et à venir salut. Notre amé et féal conseiller et ministre ordinaire de notre chambre des comptes de Paris, Me François Luillier, nous a très humblement remontré que de lui vivant dans le célibat comme il fait encore à présent, et de Marie [blanc], femme mariée pour lors éloignée de son mari, est issu un fils nommé Claude Emmanuel, de l’éducation duquel il a pris soin en sorte qu’il espère le pouvoir rendre utile à notre France, si la tache et macule de sa naissance étant levée, il est admis et tenu au rang de nos autres sujets nés en loyal mariage. Et pour ce, nous a ledit Luillier très humblement supplié lui octroyer nos lettres sur ce nécessaires ; et d’autant qu’il n’est pas juste que le vice de nature soit imputé à ceux qui s’efforcent de le corriger et amender par l’étude des choses vertueuses, ainsi qu’il nous a été exposé que prend peine de faire ledit Claude Emmanuel ; savoir faisons que pour la bonne opinion que nous avons de sa personne, et désirant gratifier et favorablement traiter ledit sieur Luillier son père, en considération des services qu’il nous a rendus et nous rend encore à présent, avons audit Emmanuel ôté et ôtons la tache illégitime de sa naissance, et de notre grâce spéciale, pleine puissance et autorité royale, avons icelui légitimé et par ces présentes légitimons, voulons, ordonnons et nous plaît que dorénavant, tant en jugement que dehors et en tous actes, il soit censé, tenu et réputé légitime, et que nonobstant la vicieuse illicité et prohibée copulation dont il est procréé, il puisse jouir de tous les biens meubles et immeubles qui lui ont été donnés ou seront donnés ci-après, ou qu’il pourra acquérir par les voies ordinaires et permises en notre royaume, pays, terres et seigneuries de notre obéissance et conquête, et que d’iceux biens il puisse disposer par vente, cession, donation, testament ou autrement, en ordonner ainsi que bon lui semblera, accepter tous dons qui lui seront faits, tant par sesdits père et mère que par tous autres, soit en meubles ou immeubles, etc. »

Six mois après l'avoir fait légitimer, Luillier fait don à son fils de 4 100 livres de rente viagère.

Le « gay trio »[modifier | modifier le code]

Dès avant ce temps, Chapelle a fait la rencontre de Savinien Cyrano de Bergerac et, par lui, de Charles Coypeau d'Assoucy, ses aînés de sept et vingt-et-un ans, avec lesquels il formera pendant quelques années ce que la cyraniste Madeleine Alcover a nommé « un gay trio[5] ». C'est du moins ce qui se déduit du témoignage de D'Assoucy[6]:

« Il n’avait pas encore dix-sept ans, l’ami C[hapelle], que feu B[ergerac], qui mangeait déjà son pain et usait ses draps, me donna l’honneur de sa connaissance. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner si j’en ai si bien profité. Comme en ce temps-là il était fort généreux, quand il m’avait retenu à souper chez lui, et que pour me retirer chez moi l’heure était indue, il me cédait fort librement la moitié de son lit. C’est pourquoi, après avoir eu de si longues preuves de la qualité de mes désirs, et m’avoir bien daigné honorer plusieurs fois de sa couche, il me semble que c’était plutôt à lui à me justifier qu’à Messieurs du Présidial de Montpellier, avec lesquels je n’ai jamais couché[7]. »

S'adressant à son ancien ami dans un autre texte[8], D'Assoucy évoque « les premiers poils qui, ombrageant votre menton, causèrent un si notable divorce entre vous et le sieur C[yrano] B[ergerac], qui dès vos plus tendres années prit le soin de votre éducation… ». Dans la seconde édition du même texte, il l'interpelle encore: « Est-ce ainsi que vous traitez vos amis, vous qui, du temps que vous recherchâtes ma connaissance, n'étiez encore qu'un écolier… »

Études et condisciples[modifier | modifier le code]

Où Chapelle a-t-il fait « l'étude des choses vertueuses » dont il est question dans les lettres de légitimation? Quel collège a-t-il fréquenté? Une lettre de son père datée de suggère qu'à cette date « l'institution » du jeune homme, âgé d'une vingtaine d'années, n'était pas encore achevée.

Dans sa Vie de M. de Molière, parue en 1705, Jean-Léonor Le Gallois, sieur de Grimarest accorde une grande place à Chapelle, qu'il n'avait sans doute pas connu personnellement, mais dont son principal informateur, le comédien Michel Baron, lui avait tracé le portrait et conté les aventures. Après avoir indiqué que le père de Molière s'était résolu à envoyer son fils au collège des Jésuites[9], il écrit :

« Le jeune Pocquelin était né avec de si heureuses dispositions pour les études qu'en cinq années de temps, il fit non seulement ses Humanités, mais encore sa Philosophie. Ce fut au collège qu'il fit connaissance avec deux hommes illustres de notre temps : Mr de Chapelle et Mr Bernier. Chapelle était fils de Mr Luillier, sans pouvoir être son héritier de droit […]. Mr Luillier n'épargna rien pour donner une belle éducation à Chapelle, jusqu'à lui choisir pour précepteur le célèbre Mr de Gassendi, qui, ayant remarqué dans Molière toute la docilité et toute la pénétration nécessaires pour prendre les connaissances de la philosophie, se fit un plaisir de la lui enseigner en même temps qu'à Messieurs de Chapelle et Bernier. Cyrano de Bergerac, que son père avait envoyé à Paris sur sa propre conduite, pour achever ses études, qu'il avait assez mal commencées en Gascogne, se glissa dans la société des disciples de Gassendi, ayant remarqué l'avantage considérable qu'il en tirerait. Il y fut admis cependant avec répugnance ; l'esprit turbulent de Cyrano ne convenait point avec de jeunes gens qui avaient déjà toute la justesse d'esprit que l'on peut souhaiter dans des personnes toutes formées. »

Ce récit, qui développe quelques lignes de la préface de La Grange aux Œuvres de Monsieur de Molière (1682)[10], n'est confirmé par aucun document d'archives. Avant le début des années 1660, le nom de Molière (ou de Pocquelin) n'apparaît nulle part accolé à ceux de Gassendi, Cyrano, Chapelle ou Bernier.

Le séjour à Saint-Lazare[modifier | modifier le code]

C'est au cours de l'année 1646, s’il faut en croire l'un de ses premiers éditeurs[11], repris par la plupart des historiens[12], que les deux tantes paternelles de Chapelle[13] l'auraient fait enfermer à la Maison Saint-Lazare, tenue par les prêtres de la Congrégation de la Mission et qui servait de maison de correction, voire de prison, pour les fils de famille. Une lettre de François Luillier datée de et témoignant du « déplaisir » qu'il a conçu « de ce que l'on [lui] a mandé de la débauche et du libertinage de Chapelle », pourrait confirmer cette datation, qui n'en reste pas moins sujette à caution.

Premières publications[modifier | modifier le code]

Le nom de Chapelle apparaît imprimé pour la première fois en , quand il signe « De La Chappelle » un sonnet liminaire pour La Science des Sages du vieil alchimiste et romancier François du Soucy de Gerzan. Son nom côtoie alors ceux de François Cassandre et du jeune François de la Mothe Le Vayer, fils du philosophe. Au mois d'octobre suivant, il donnera à nouveau une pièce liminaire pour Le Triomphe des dames du même auteur[14]. Deux ans plus tard, en , il en donne deux autres pour Le Jugement de Pâris en vers burlesques, de D'Assoucy, lequel s'ouvre sur un avis « Au lecteur et non au sage » signé « Hercule de Bergerac ». La signature du jeune Luillier, « C.E. de La Chappelle (sic) », côtoie alors celles de Paul Scarron, de Tristan L'Hermite, de La Mothe le Vayer fils, d'Henry Le Bret et de plusieurs autres[15]. Il donnera encore de semblables pièces à D'Assoucy en pour son Ravissement de Proserpine, et en juillet de la même année, pour les Poésies et lettres de M. D'Assoucy contenant diverses pièces héroïques, satiriques et burlesques.

Les études de médecine[modifier | modifier le code]

Dans l'historiette qu'il consacre à François Luillier, Tallemant des Réaux, qui était son locataire et le connaissait donc bien, écrit: « Il fit son bâtard médecin, parce, disait-il, qu'en cette vacation-là on peut gagner sa vie partout. » La notice de Donneau de Visé reproduite ci-dessous en apporte confirmation. Une lettre latine que Chapelle adresse de Montpellier, le , à son maître Gassendi, « prince des philosophes de ce siècle »[16], qui se trouve alors à Digne[17], donne à penser que c'est au cours de cette année que le jeune homme recevra son bonnet de docteur, à la même faculté de médecine où, le , son ami François Bernier obtiendra le sien[18].

Il est toujours dans le midi au début de l'année suivante. Le , en effet, il débarque à Toulon en provenance de Port-de-Bouc. Pendant plusieurs mois il est hébergé par Gassendi, qui, le , demande à François Luillier 800 livres pour subvenir aux dépenses du jeune homme. Le , en compagnie de Bernier, qui revient d'un long voyage en Pologne, il assiste leur maître, monté sur le Mont Caume pour y renouveler l’expérience de Pascal sur la pression atmosphérique[19].

Séjour en Italie[modifier | modifier le code]

Au début de l'été 1650, muni d'une lettre de recommandation de Jacques Dupuy à son frère Pierre, il part pour Rome, où il retrouve son ami D'Assoucy[20].

Il quitte la ville à dans les premiers jours d' pour gagner Lucques, où son père, malade, est venu prendre les eaux. Le , François Luillier meurt à Pise (dans le même temps où Marie Chanut, mère de Chapelle, meurt à Paris). Il est probable que son fils assiste à ses obsèques en compagnie de Bernier, envoyé là par Gassendi[21]. Après quoi il regagne Paris, en passant par Digne, Grenoble, Genève et Dijon[22].

Le voyage à Encausse[modifier | modifier le code]

Au plus chaud de l'été 1656[23], Chapelle part avec François Le Coigneux de Bachaumont prendre les eaux à Encausse. Les étapes de leur périple — amicales, gastronomiques, œnologiques et plus rarement « touristiques » —sont les suivantes : Bourg-la-Reine, Antony, Longjumeau; l'abbaye de Saint-Euverte d'Orléans, dont Bachaumont est bénéficiaire; Blois, Amboise; le château de Fontaulade à Chadenac, propriété du comte de Lussan; le château de Jonzac; Courpignac, Blaye; le palais de l'intendant Gédéon II Tallemant des Réaux, rue du Chapeau-Rouge à Bordeaux; la demeure du comte d'Orty à Agen, Encausse; le château de Castillon-Savès, propriété du marquis de Fontrailles, Toulouse; le château du comte d'Aubijoux à Graulhet, Castres; le château de Pennautier, propriété de Pierre Louis Reich de Pennautier, trésorier des États du Languedoc, Narbonne, Béziers, Saint-Thibéry, Loupian, Montpellier; le château de Marsillargues, propriété de Jean-Louis de Louet de Nogaret, marquis de Calvisson, Pont du Gard, Nîmes, Beaucaire, Arles, Salon, Marseille, Cassis, La Ciotat; la « Cassine » du Chevalier Paul au Pont du Las près de Toulon, Hyères, la Sainte-Baume, Saint-Maximin, Négreaux (propriété de la famille Riqueti à Mirabeau), Aix, Orgon, Avignon, où ils arrivent le , Pont-Saint-Esprit, et de là par le coche d'eau jusqu'à Lyon, où ils composent la relation de leur voyage en prose mêlée de vers, qu'ils adressent à leurs amis les frères Du Broussin.

La relation de ce voyage circule en manuscrit jusqu'à ce qu'en 1661 le libraire Estienne Loyson la publie, sous le titre « Voyage de Messieurs de la Chapelle & Balchaumont (sic) », en tête d'un recueil de Nouvelles poésies et prose (sic) galantes, contenant plusieurs élégies, stances, sonnets, rondeaux, épigrammes, bouts-rimez et madrigaux[24].

Elle sera rééditée de très nombreuses fois au cours des années et des siècles suivants[25].

Chapelle et Molière, une longue amitié[modifier | modifier le code]

Que permettent d'affirmer les documents, au-delà du récit tardif de Grimarest ? Qu'entre 1659 (peu après le retour de Molière à Paris) et (date de sa mort), Chapelle et Molière entretinrent une étroite amitié, qui permit plus tard à leur ami commun François Bernier d'écrire que « L'illustre Molière ne pouvait vivre sans son Chapelle. » Selon le récit qu'en a fait Baron à Grimarest, Molière aurait participé avec lui et quelques autres à une soirée de débauche restée célèbre, le banquet d'Auteuil.

Retour à l'étude ?[modifier | modifier le code]

Au printemps 1668, François Bernier, qui depuis une quinzaine d'années vit loin de France, lui adresse une longue lettre « Sur le dessein qu'il [Chapelle] a de se remettre à l'estude, sur quelques points qui concernent la doctrine des Atômes, & sur la nature de l'entendement humain », lettre qui sera publiée trois ans plus tard dans la Suite des mémoires du sieur Bernier, sur l'Empire du Grand Mogol[26] :

« Mon tres-cher,
J'avois toûjours bien crû ce que disait Monsieur Luillier ; que ce ne seroit qu'un emportement de jeunesse ; que vous laisseriez cette vie qui déplaisoit tant à vos Amis, & que vous retourneriez enfin à l'Etude avec plus de vigueur que jamais. J'ay appris dés l'Hindoustan par les dernieres Lettres de mes Amis, que c'est à present tout de bon, & qu'on vous va voir prendre l'essor avec Democrite et Epicure, bien loin au-delà de leurs flamboyantes murailles du monde, dans leurs espaces infinis, pour voir & nous rapporter victorieux ce qui se peut & ne se peut pas, Et ultra processit longe flammantia, &c ; pour faire une reveuë & serieuse meditation sur la nature de ces espaces, lieu general des choses ; sur ces infinies generations & corruptions de leurs mondes pretendus par leur pretendu concours fatal d'Atômes ; sur la nature, indivisibilité, & autres proprietez de leurs Atômes, sur la Liberté, la Fortune & le Destin ; sur l'Existence ; l'Unité & la Providence de Dieu, sur l'usage des Parties ; sur la nature de l'Ame & sur toutes les hautes Matieres qu'ils ont traitées. »

Dernières années[modifier | modifier le code]

En 1669, Jean Donneau de Visé dédie à Chapelle L'Amour échapé ou les diverses manières d'aymer, et dans lequel il brosse son portrait sous le nom de Craton (tome III, p. 16-17) :

« Craton est un des hommes du monde qui a le plus d'esprit. Il l'a naturel, aisé, il a le goût bon et délicat, il a beaucoup de lumières, il entend fort bien les poètes et en connaît toute la finesse. Il est bon philosophe, et médecin sans en faire profession. Il écrit bien en prose, il fait des vers qui ont un tour particulier, et personne n'a jamais été en même temps si ami du sexe et de Bacchus. »

Outre les auteurs déjà nommés, Chapelle fut l'ami de Charles Beys, de La Fontaine, de Racine, de Furetière, de Nicolas Boileau et de l'abbé de Chaulieu. Il fréquenta le salon de Marguerite de la Sablière, rue Neuve-des-Petits-Champs et le château d'Anet, propriété des Vendôme, et il est apprécié par de grands seigneurs tels que le Grand Condé, le duc de Saint-Aignan, Louis-Joseph et Philippe de Vendôme, Philippe Mancini, duc de Nevers, et sa sœur Marie Anne, duchesse de Bouillon.

Il meurt en septembre 1686 dans des conditions dont on ignore tout.

Hommages posthumes[modifier | modifier le code]

Dans sa livraison du mois d'octobre suivant, le Mercure galant lui consacre un article très élogieux dû probablement à la plume de Fontenelle[27]:

« Ce ne sont pas toujours les grands biens, la grande naissance ni les grandes charges qui font estimer les hommes. Il s’en trouve d’un certain esprit et d’un certain caractère qui vivent plus heureux et qui sont plus connus et plus estimés que ceux qui possèdent tous ces divers avantages. Tel était M. Chapelle, qui est mort depuis un mois. Il savait beaucoup, sans faire profession de lettres, et quoiqu’il fût philosophe, ses manières n’avaient rien de ceux qui portent ce nom. Il savait le monde, avait le goût bon, et passait la vie parmi les personnes de qualité, qui se faisaient un fort grand plaisir de l’avoir dans tous leurs divertissement et de le loger chez eux. Il n’était pas moins agréable dans le cabinet que dans le repas. Il se connaissait en bons ouvrages comme en bonne chère, et l’on peut dire que c’était un homme universel. Surtout il avait une manière si aisée pour le commerce de la vie, qu’il n’y a personne qui ne demeure d’accord que c’est une perte difficile à réparer. »

Quelque temps plus tard, son ami François Bernier rédige son épitaphe, qu'il envoie pour étrennes à Madame de la Sablière:

« Ci-gît le célèbre Chapelle, cet aimable philosophe qui inspirait l'esprit et la joie à tout le monde. Jamais la nature ne fit une imagination plus vive, un esprit plus pénétrant, plus fin, plus délicat, plus enjoué, plus agréable. Les Muses et les Grâces ne l'abandonnèrent jamais. Elles le suivaient jusque chez les Crenets et les Boucingaults [cabaretiers], où elles savaient agréablement attirer tout l'esprit de Paris. Les faux plaisants n'avaient garde de s'y trouver. À l'ombre seule, il connaissait le fat, et le tournait en ridicule. L'illustre Molière ne pouvait vivre sans son Chapelle. Il avait reconnu de quel secours lui était un critique de si bon goût. Son Voyage est un excellent et inimitable petit chef-d'œuvre, qu'il dérobe en chemin faisant à ses plaisirs. Le reste, cher passant, tu n'as que faire de le savoir. Sache seulement qu'il était homme, qu'il fut extraordinaire en tout, et plains son sort[28]. »

Vers le même temps, le diplomate François de Callières écrit à propos de ce décès quelques lignes qu'il publiera plus tard dans son recueil Des bons mots et des bons contes:

« Nous avons depuis peu perdu un bel esprit dont le génie fécond et enrichi de quantité de belles connaissances dans les sciences les plus curieuses lui fournissait sur le champ des pensées vives et réjouissantes, qui l'ont rendu longtemps les délices des gens de bonne compagnie, et surtout de ceux qui sont touchés du plaisir des bons repas et des choses agréables qui s'y disent. Il avait une facilité à faire des vers d'un tour aisé et naturel. […] Il a fait quantité de vers enjoués sur divers sujets, et il excellait surtout à en faire sur des rimes redoublées, c'est-à-dire sur deux seules rimes à chaque stance. […] C'est à lui que nous devons encore une partie des grandes beautés que nous voyons briller dans les excellentes comédies de Molière, qui le consultait sur tout ce qu'il faisait, et qui avait une déférence entière pour la justesse et la délicatesse de son goût[29]. »

Dans le tome V d'un Recueil des plus belles pièces des poètes français tant anciens que modernes qu'il publie en 1692, Fontenelle lui consacre une brève notice:

« Claude Emmanuel Louillier (sic), surnommé Chapelle parce qu'il était né dans le village de la Chapelle entre Paris et Saint-Denis, fils naturel de François Louillier, maître des comptes, s'est attiré dans ce temps-ci l'estime de tous les beaux esprits et des personnes de la première qualité. Son père, qui avait beaucoup de tendresse pour lui, prit un fort grand soin de son éducation et lui donna les plus habiles maître pour élever sa jeunesse. Le célèbre Monsieur Gassendi lui a enseigné la philosophie, et Chapelle a joint à cette science la délicatesse de sa poésie. Il fit un voyage en Provence, qu'il a si bien écrit dans une lettre mêlée de prose et de vers. On voit dans cette lettre des traits pleins de vivacité, de feu et d'enjouement. […] Son père eût été bien aise de le faire entrer dans les charges publiques, mais Chapelle, plus sensible aux agréments de la vie que touché de l'honneur de ces sortes d'emplois, aima mieux goûter en liberté tout ce qu'une vie libre et facile peut donner de plaisir d'un homme comme lui, recherché par tous les seigneurs de la cour, du goût le plus exquis et le plus délicat[30]. »

Balthazar de Bonnecorse ayant publié, en 1686, un pamphlet en vers intitulé Lutrigot, poème héroï-comique, dans lequel Nicolas Boileau (le héros éponyme) est présenté (p. 14[31]) dans un cabaret, entouré des « fidèles compagnons de [ses] plus chers plaisirs » : Garrine (Racine) et Rigelle (Chapelle), le satiriste en écrira quinze ans plus tard à Claude Brossette:

« On ne saurait m'élever plus haut qu'il fait, puisqu'il me donne pour suivants et pour admirateurs passionnés les deux plus beaux esprits de notre siècle, je veux dire M. Racine et M. Chapelle[32]. »

Œuvre[modifier | modifier le code]

Chapelle est l'auteur de courts poèmes (épigrammes, sonnets, odes, madrigaux, stances) dans le style satirique ou libertin.

Les œuvres de Chapelle ont été publiées en 1755, en 1854, et rééditées en 1977.

Son épitaphe[33][modifier | modifier le code]

Ci-gît qu'on aima comme quatre,
Qui n'eut ni force ni vertu,
Et qui fut soldat sans se battre,
Et poète sans être battu.

Éditions[modifier | modifier le code]

  • « Voyage de Messieurs de la Chapelle (sic) & Balchaumont (sic) », dans Nouvelles poésies et prose (sic) galantes. Contenant plusieurs élégies, sonnets, épigrammes, stances, rondeaux, bouts-rimez et madrigaux. Sur divers sujets les plus enjoüez de ce temps. Paris, Estienne Loyson, 1661.
  • Voyage de Messieurs de Bachaumont et de La Chapelle. Avec un mélange de Piéces fugitives tirées du Cabinet de Monsieur de Saint Evremont. Utrecht, Chez François Galma, 1697.
  • Voyage de Messieurs Bachaumont et La Chapelle (lire en ligne). Auquel on a joint les Poésies du Chevalier de Cailly, etc. Toutes pièces excellentes qui étoient devenuës fort rares. Amsterdam, Chez Pierre De Coup, 1708.
  • Œuvres de Chapelle et de Bachaumont, précédées de Charles-Hugues Le Febvre de Saint-Marc, Mémoires sur la vie de Chapelle, La Haye-Paris, (lire en ligne).
  • Voyage de Chapelle et de Bachaumont (lire en ligne). Suivi de leurs poésies diverses, du voyage de Languedoc en Provence par Lefranc de Pompignan, de celui d'Eponne par Desmahis et de celui du chevalier de Parny, précédé de mémoires pour la vie de Chapelle, d'un éloge de Bachaumont, et d'une préface par de Saint Marc., éd. chez Constant Letellier, fils, libraire, 1826.
  • Œuvres de Chapelle et de Bachaumont, nouvelle édition, précédée d'une notice par M. Tenant de Latour, Paris, 1854.
  • Voyage de Chapelle et de Bachaumont, illustrations d'Henriette Bellair, PUF, Paris, 1927.
  • Chapelle et Bachaumont, Voyage d'Encausse, établissement du texte, introduction et notes par Yves Giraud, Paris, Honoré Champion, 2007.
  • Chapelle et Bachaumont, Voyage à Encausse, éd. critique établie par Laurence Rauline et Bruno Roche, Saint-Étienne, Institut Claude Longeon, 2008 (ISBN 2-86724-042-5).

Notes[modifier | modifier le code]

  1. Sur François Luillier, voir Tallemant des Réaux, Historiettes, Paris, 1834-1835, tome III, p. 219 et suivantes Les Historiettes, t. 3, Paris, Alphonse Levasseur, (lire en ligne sur Gallica), Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, Slatkine, , xliii, 765, 23 cm (ISBN 978-2-05101-818-0, OCLC 632495546, lire en ligne), p. 191-195, et Silvio F. Baridon, Un libertino erudito del seicento, François Luillier, Istituto Editoriale Cisalpino, Milano-Varese, 1960.
  2. Voir, dans la Revue rétrospective, série 2, tome 4, 1835, p. 70, la lettre que Jacques-Auguste de Thou adresse de Rome à Pierre Dupuy, le 28 juillet 1627: « Le petit L'Huillier (sic), qui était parti avec M. Deshayes pour aller à Constantinople, après avoir fait heureusement son voyage et vu toute l'Égypte, s'est noyé en revenant; car leur vaisseau, qui les devait porter à Malte, s'étant échoué à la côte de Rhodes, il fut plus inconsidéré que les autres et se voulut jeter en terre; mais n'ayant pas bien pris son temps et la nuit étant obscure, le flot l'emporta. Il n'y eut que lui de perdu, non pas même une balle de marchandise. Revue rétrospective (lire en ligne sur Gallica) »
  3. Bibliothèque nationale de France, Manuscrits français, 4595, fol. 446 Recueil (lire en ligne sur Gallica). Acte transcrit par Silvio F. Baridon, François Luillier libertino erudito del seicento.
  4. Qui est signalé dans la seconde édition du Dictionnaire étymologique de Gilles Ménage (1694): « Chapelle: Poète satirique célèbre; fils naturel de Mr Luillier, maître des comptes de Paris et conseiller au parlement de Metz, ainsi appelé parce que sa mère accoucha de lui dans le village de la Chapelle entre Paris et Saint-Denis. Il est fait mention de la bâtardise de ce poète la Chapelle (sic) dans les Légitimations de la Chambre des comptes en ces termes: Claude Emmanuel Luillier, fils de maître François Luillier, maître des Comptes, et de Marie Chanut, femme mariée et éloignée de son mari. Janvier 1642.Dictionnaire étymologique (lire en ligne) »
  5. Madeleine Alcover, « Un gay trio: Chapelle, Cyrano, Dassoucy », dans L'Autre au XVIIe siècle, actes du 4e colloque du Centre international de rencontres sur le XVIIe siècle, University of Miami, 23 au 25 avril 1998, édités par Ralph Heyndels et Barbara Woshinsky, Biblio 17, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1999, p. 265-275.
  6. Dans Les Avantures de Monsieur d'Assoucy, publiées en 1677.
  7. Les Avantures de M. D'Assoucy, t. 2, Paris, Claude Audinet, 2 vol. ; in-12 (lire en ligne sur Gallica)
  8. Lettre « De Rome, le vingt-cinquième juillet 1665. À Monsieur Chapelle, mon très-cher et très-parfait ami », dans Les Rimes redoublées de Monsieur Dassoucy, Paris, 1671, p. 108 Les Rimes redoublées (lire en ligne sur Gallica).
  9. Collège de Clermont, aujourd'hui lycée Louis-le-Grand, rue Saint-Jacques à Paris.
  10. « Il [Molière] fit ses humanités au collège de Clermont, et comme il eut l'avantage de suivre Monsieur le Prince de Conty dans toutes ses classes, la vivacité d'esprit qui le distinguait de tous les autres lui fit acquérir l'estime et les bonnes grâces de ce Prince, qui l'a toujours honoré de sa bienveillance et de sa protection. Le succès de ses études fut tel qu'on pouvait l'attendre d'un génie aussi heureux que le sien. S'il fut fort bon humaniste, il devint encore plus grand philosophe… »
  11. Bernard de La Monnoye, préface anonyme du Voyage de Messieurs Bachaumont et La Chapelle. Amsterdam, Chez Pierre De Coup, 1708.
  12. Y compris Georges Mongrédien, « Le Meilleur ami de Molière. Chapelle », dans Le Mercure de France, janvier 1957, p. 95-97, et René Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Slatkine, 1983, p. 327.
  13. Élisabeth, 34 ans, veuve depuis 9 ans du lieutenant civil Michel Moreau, et Madeleine, 36 ans, et mariée à l’intendant François Bochart de Saron, dit de Champigny.
  14. Le Triomphe des dames, Paris, chez l'auteur, , 216 p., in-4° (lire en ligne sur Gallica)
  15. Le Jugement de Paris (lire en ligne).
  16. Œuvres de Chapelle et Bachaumont (lire en ligne sur Gallica)
  17. Parti de Paris en octobre 1648, il n'y reviendra qu'au printemps 1653.
  18. Voir les documents édités par Sylvia Murr, dans Corpus, no 20-21, « Bernier et les gassendistes », Paris, 1992, p. 219-220, note 12.
  19. René Pintard, Le Libertinage érudit, 1983, p. 384-385.
  20. D'Assoucy évoquera ce séjour dans une lettre écrite de Rome en 1665 et publiée dans ses Rimes redoublée en 1671: « Croyez-moi, mon ami Chapelle, […] quoi que les Macettes du Marais et les Opérateurs de Paris puissent faire pour votre honneur, vous avez beau suer pour ce dessein [soigner sa chaude-pisse], les victoires insignes qu'ici vous avez remportées en Place Navone, à la barbe des quatre parties du monde, où, non sans coup férir, vous avez si valeureusement fait montrer les talons [comprendre : sodomisé] à tant de légions entières d'enfants perdus, laissent trop de monument à la mémoire pour nous pouvoir jamais persuader que vous avez quitté Cupidon pour sa mère et les Amours pour les Grâces. »
  21. Par un codicille apporté, le 24 décembre 1651 à Pise, à son testament, François Luillier octroie à François Bernier 600 livres « pour récompense de la peine qu’il a pris[e] de me venir trouver en Italie et les services qu’il m’y a rendus ». [Archives nationales, Minutier central, LVII, 68, f° 476]. En effet, s’il faut en croire ce qu’en écrira Jean-Baptiste Morin dans son Vincentii Panurgi epistola De Tribus Impostoribus, 1654, p. 11, Bernier a fait, à la demande de Gassendi, le déplacement de France pour assister aux derniers moments de Luillier.
  22. Lettre de l'astronome et astrologue Jacques de Valois écrite de Grenoble à Ismaël Boulliau le 31 mars 1652, BNF, Manuscrits, fonds français, 13029, f° 183 v° & 184 r°, consultable sur Gallica.
  23. Les auteurs évoquent la canicule à l'occasion de leur séjour orléanais. La date de 1656 se déduit de l'allusion faite à la publication des Œuvres de Jean-François Sarasin, achevées d'imprimer pour la première fois le 10 juin 1656.
  24. Aucun manuscrit ne subsistant aujourd'hui, on ne peut exclure que les auteurs aient modifié leur texte entre 1656 et 1661.
  25. On la trouve réimprimée notamment en 1680 dans un volume intitulé Voyage curieux historique et galants (sic), contenant plusieurs particularitez très considérables, ce qu’il y a de plus beau et de plus remarquable à voir au tour de la France, et autres traitez de galanterie, meslés de prose et de vers, par les plus beaux esprits de ce temps; mais ce titre n'a jamais été celui de la relation des deux compères.
  26. Ce texte a été opportunément réédité par Madeleine Alcover en appendice de son édition critique des États et Empires de la Lune et du Soleil de Cyrano de Bergerac (Paris, Honoré Champion, 2004, p. 510-527).
  27. Mercure galant (lire en ligne sur Gallica)
  28. Copie des étrenes (lire en ligne sur Gallica)
  29. François de Callières, Des bons mots et des bons contes, Paris, 1692, p. 332Des bons mots et des bons contes (lire en ligne sur Gallica).
  30. Recueil des plus belles pièces (lire en ligne sur Gallica)
  31. Lutrigot (lire en ligne)
  32. Correspondance entre Boileau Despréaux et Brossette (lire en ligne sur Gallica)
  33. Cette épitaphe, composée, dit-on, par lui-même, se lit dans les Bons mots du Président Bouhier, lequel assure les avoir appris du chevalier de La Ferté (BNF, Manuscrits fonds français 25645, folio 60)Recueil (lire en ligne sur Gallica).

Bibliographie[modifier | modifier le code]

  • Tallemant des Réaux, Historiettes, Paris 1834-1835, tome III, p. 219 et suivantes. Édition d'Antoine Adam, Paris, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, tome II, p. 87-90.
  • Jean-Léonor Le Gallois de Grimarest, La Vie de M. de Molière, Paris, Jacques Le Febvre, (lire en ligne).
  • Charles-Hugues Le Febvre de Saint-Marc, « Mémoires sur la vie de Chapelle », dans Œuvres de Chapelle et de Bachaumont, La Haye-Paris, , 320 p. (lire en ligne), PP5.
  • Hippolyte Rigault, Œuvres complètes de H. Rigault, t. III (Études littéraires), Paris, Hachette, (lire en ligne sur Gallica), p. 1-15.
  • François-Tommy Perrens, Les Libertins en France, Paris, Léon Chailley, (réimpr. New York, Burt Fraklin, 1973) (lire en ligne sur Gallica).
  • Jean Demeure, « L'Introuvable société des "quatre amis" », Revue d'histoire littéraire de la France, vol. XXXVI,‎ , p. 161-180 ; 321-336 ([bpt6k57844527/f170 lire en ligne] sur Gallica).
  • Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle (Nouvelle édition augmentée d'un avant-propos et de notes et réflexions sur les problèmes de l'histoire du libertinage), Paris, Slatkine, , xliii, 765, 23 cm (ISBN 978-2-05101-818-0, OCLC 632495546, lire en ligne), p. 14.
  • Georges Mongrédien, « Le meilleur ami de Molière : Chapelle », Mercure de France, , p. 86-109, et , p. 242-259.
  • (it) Silvio F. Baridon, Un libertino erudito del seicento, François Luillier, Milano-Varese, Istituto Editoriale Cisalpino, .
  • Madeleine Alcover, « Un gay trio : Chapelle, Cyrano, Dassoucy », L'Autre au XVIIe siècle, actes du 4e colloque du Centre international de rencontres sur le XVIIe siècle, University of Miami, 23 au , édités par Ralph Heyndels et Barbara Woshinsky, Biblio 17, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1999, p.  265-275.

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